« Sentinelles » produit par la plateforme Orange Cinéma Séries (OCS)marque une grande première dans l’histoire des séries puisque la guerre au Mali n’avait jamais été traitée auparavant. Ce film sur l’opération Barkhane est nettement plus critique que ne le semble le montrer la coopération des réalisateurs avec l’armée française. On doit cette série à ses deux créateurs et auteurs Thibault Valetoux (Totems) et Frédéric Krivine (Un village français), épaulés par Jean-Philippe Amar (Engrenages) à la réalisation.
Une chronique d’Olivier Duris
Alors que l’opération Barkhane n’a plus que quelques semaines à vivre, et qu’elle a déjà bien engagé le retrait de ses troupes du territoire malien, la plateforme Orange Cinéma Séries (OCS) propose à ses abonnés à partir de ce mardi 5 avril une « plongée haletante au Mali sur le terrain d’opération, au coeur de l’action, du risque et de l’engagement ». La série « Sentinelles » est une « pépite », à en croire les communicants du bouquet lancé en 2008 par Orange, censée représenter le quotidien des soldats français au Sahel – leurs succès et leurs défaites, leurs états d’âmes et leurs problèmes de coeur.
À la lecture du résumé proposé sur le site d’OCS, on pouvait craindre le pire : « Imaginez-vous au sein du 22ème régiment d’infanterie en pleine Opération Barkhane. La série s’ouvre sur une embuscade qui n’est pas sans rappeler le terrible précédent d’Uzbin, en Afghanistan. Une mine explose. Le véhicule est immobilisé, obligeant la patrouille à sortir de l’habitacle, se mettant immédiatement à découvert sous le feu ennemi. Comment distinguer la provenance des tirs dans le fouillis des roches, des ombres du village voisin, dans la fournaise du désert ? Comment différencier autochtones et djihadistes de Boko Haram ? »
OCS, incohérences et ignorance
Les communicants d’OCS ne savent visiblement pas que Boko Haram est un groupe actif… dans la région du lac Tchad, et non pas au Mali. De même, les concepteurs de la série ignorent probablement que la force Barkhane n’a jamais combattu dans la zone dite du « pays dogon », où se déroule une bonne partie de l’intrigue jusqu’à son dénouement. Ils ont pourtant bénéficié des conseils de l’armée française…
Les incohérences ne manquent pas durant les sept épisodes que dure la série : soldats envoyés en sous-nombre (deux !) dans un village en partie investi par des djihadistes pour assister aux obsèques d’un enfant tué par un militaire français ; VAB (véhicule de l’avant blindé) envoyé seul en mission aux abords d’un village isolé, dans une zone acquise aux djihadistes et infestée de mines artisanales ; journaliste française laissée seule dans une ville contrôlée par une milice dogon et finalement livrée par cette dernière… à ses ennemis djihadistes. Pour qui connaît un peu le centre du Mali, ces scènes sont peu crédibles. De même, la mise en scène des enjeux et des protagonistes locaux est loin d’être parfaite, et des libertés qui pourront choquer les Maliens sont prises avec les réalités sociologiques du pays.
Dans le sillage de l’Armée
À la lecture du générique aussi, on pouvait craindre le pire. La délégation à l’information et à la communication de la Défense (Dicod) y est remerciée – de même que les forces armées marocaines, car la série a été en partie tournée au Maroc – et le film a été réalisé avec « le soutien du ministère des Armées », y apprend-on.
Sur France Info (lien : https://www.francetvinfo.fr/culture/series/sentinelles-une-serie-de-fiction-sur-l-operation-barkhane-qui-peut-contribuer-a-faire-connaitre-le-monde-militaire_5036051.html), l’actrice Pauline Parigot, qui joue le rôle d’un lieutenant, a reconnu que l’équipe de « Sentinelles » a bénéficié des conseils de l’armée pendant le tournage. « Nous avons passé une semaine en immersion dans une caserne à Orléans », précise-t-elle.
Interrogée par la radio publique, Eve-Lise Blanc-Deleuze, cheffe de la Mission Cinéma et Industries créatives du ministère des Armées, explique ce soutien par le fait que « le grand public connaît la police, la gendarmerie, mais très mal le monde militaire et les enjeux de défense, parce qu’il y a très peu de films et de séries sur notre univers », et qu’« il y a un vrai défaut de connaissance qu’il nous faut combler ».
Le mauvais rôle pour les journalistes
« Sentinelles » ne se résume cependant pas à une opération de communication de l’armée. Certes, les soldats français y ont en général le beau rôle et la mission de la France au Sahel est présentée sous un aspect globalement positif. Mais force est de reconnaître que la série est, sur bien des aspects, bien plus critique que la plupart des reportages réalisés ces dernières années sur le terrain sahélien par des journalistes français « embarqués » avec les militaires – des reportages souvent écrits à la gloire des soldats, et dénués de tout sens critique, tant vis-à-vis des méthodes qu’ils emploient que du fondement même de l’opération. Il faut d’ailleurs noter que l’un des personnages les plus antipathiques de la série n’est autre qu’une journaliste française en reportage. Celle-ci cumule tous les clichés sur la profession : ambitieuse, menteuse et dénuée de toute déontologie – elle n’hésitera pas à soudoyer un Malien pour obtenir son témoignage et à négocier son silence au sujet d’une bavure en échange de la possibilité d’accompagner une patrouille sur le terrain…
En réalité, « Sentinelles » aborde bien des aspects gênants pour l’armée française, comme la consommation de drogue par certains soldats ou la primauté des considérations politiques sur les enjeux humanitaires. La série débute d’ailleurs sur une bavure qui sera étouffée par la hiérarchie : un soldat français, fils d’un général, qui tire sans sommation sur un « ennemi » qui s’avérera être un jeune garçon. Une histoire à l’évidence inspirée de la réalité : en novembre 2016, des soldats français avaient tué depuis un hélicoptère un enfant de dix ans à proximité d’un campement nomade dans le nord du Mali… et l’avaient enterré discrètement.
Des dialogues bien sentis
Quelques dialogues bien sentis offrent en outre un contrepoint au storytelling vendu par l’état-major à Paris, et résument assez bien l’échec de cette opération. Comme lorsqu’un lieutenant explique à la journaliste la mission des soldats français au Mali : « donner confiance aux gens ». Réplique ironique de la journaliste : « ça doit pas être évident de donner confiance à partir d’un blindé ». L’échange se poursuit ainsi :
Le lieutenant : « Notre mission principale est de contenir puis neutraliser les groupes armés terroristes ».
La journaliste : « Et ça marche ? »
Le lieutenant : « On les contient mais pour l’instant, on ne les neutralise pas ».
Un bon résumé, finalement, du bilan de l’opération Barkhane.
Plus tard, alors qu’un massacre a été commis dans un village peul par une milice dogon, nouvel échange entre la journaliste (qui veut prendre des photos du carnage) et un jeune soldat :
La journaliste : « Il faut que les gens sachent en France ».
Le soldat : « Ils savent déjà, mais ils s’en foutent ».
Un tableau juste
Au final, en dépit de nombreuses incohérences, de quelques facilités dans le scénario (probablement inévitables dans le cadre d’une série à but commercial) et d’une présentation simpliste des enjeux (notamment en ce qui concerne les causes des insurrections djihadistes), cette série dresse un tableau assez juste de l’opération Barkhane, et relativement critique. Elle ne permettra pas aux néophytes de comprendre pourquoi le Sahel central est aujourd’hui à feu et à sang, ni les raisons pour lesquelles la France s’y bat depuis neuf ans. Mais elle donnera une idée assez juste de l’impasse dans laquelle la force Barkhane se trouve.
Olivier Duris