La guerre qui fait rage en Ukraine sans perspective immédiate de cessez-le-feu est à l’origine d’une recomposition de la carte du Moyen Orient et une opportunité pour les Américains de placer son gaz de schiste auprès notamment des pays européens.
Une chronique de Joelle Hazard
En affirmant que Vladimir Poutine ne commettrait pas l’erreur d’intervenir en Ukraine, les services de renseignement français se sont lamentablement trompés. L’armée russe était elle-même persuadée de faire un exercice de routine.Mais les résultats sont incalculables sur la marche du monde
Les conséquences de cette guerre mondiale qui n’a pas encore eu lieu mais à laquelle on assiste en Ukraine sont considérables. On assiste à la suppression quasi simultanée de plusieurs clefs de voûtes essentiels de l’actuel ordre mondial : d’abord la disparition des gestes-barrières entre Israël et ses voisins arabes, la création d’un « OPEP plus » avec pour effet de priver l’Amérique d’un contrôle à sa guise des cours mondiaux de l’Energie.
Israël se trouve enserré dans une alliance nouvelle d’autant plus précieuse qu’elle était très improbable. Le président Poutine dispose de l’arme absolue que représente pour lui l’avantage de tenir l’Union Européenne à la merci du Gaz russe et de partager avec les monarchies du Golfe Persique le contrôle des échanges globaux d’hydrocarbures auparavant « régulés » par la seule OPEP. L’Amérique a perdu la main par rapport à une Europe réduite à l’état d’un marché sans défense, stérilisé par l’OTAN, déséquilibré par le Brexit, coupé de ses anciens comptoirs d’Outre-mer, écartelé entre vingt-sept décideurs uniquement soucieux de donner une impression d’unité.
Il en résulte des craquements sinistres. Les ondes telluriques venues du Donbass et de Crimée sepropagent dans toutes les directions. Des édifices aussi bien politiques que sociaux s’écroulent partout sous la pression des prix des denrées de première nécessité (essence, pain, électricité, etc.). Au branle-bas de combat, au désarroi des esprits, à la désorganisation des mouvements quotidiens viennent s’ajouter, ici des élections à la sauvette, là des ajustements à la hâte.«
Vague d’attentats en Israël
En une semaine, onze personnes ont été tuées en Israël, et une grièvement blessée dans des attentats islamistes revendiqués pour la plupart par Daech. Aucune région n’a été épargnée : La côte Nord, la banlieue de Tel Aviv, le Néguev et la Cisjordanie occupée. Il s’agit pour le Premier ministre Naftali Bennett d’une « vague de terrorisme arabe meurtrière » expression critiquée par son ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid, l’homme de la concertation avec les pays arabes !
Ces attentats djihadistes interviennent à un moment critique, alors qu’Israël est justement secoué de deux pulsions contradictoires : la première c’est l’attirance pour la Russie, sachant que plus d’un million d’Israéliens (sur un total de seulement 6 millions 800 000) sont d’origine russe ou ukrainienne, que 400.000 Ukrainiens (45.000 à Kharkiv et 45.000 à Odessa) sont éligibles à la nationalité israélienne ; la seconde c’est l’attraction américaine, sachant que 6 millions 600 000 américains sont de confession juive. C’est pourquoi la tenue par l’Amérique, représentée par Antony Blinken auprès des pays arabes, d’un conclave dit le Sommet du Néguev revêt une valeur déjà historique.
Les chefs de la diplomatie du Bahreïn, de l’Égypte, des Émirats Arabes Unis et du Maroc (pour sa part « excentré ») se sont retrouvés autour de leurs homologues américain et israélien. Officiellement, ce sommet devait faire face aux inquiétudes communes sur le nucléaire iranien, « intimider l’Iran et ses mandataires », dira Yaïr Lapid. Mais les images de circonstance d’un ralliement enthousiaste à l’Occident incarné par Blinken et Lapid n’ont pas réussi à masquer ce qui n’est plus qu’un secret de polichinelle : les pays arabes et Israël ne cachent plus leur désir d’ériger une nouvelle architecture de sécurité sur un socle commun : un souci sécuritaire, certes, mais aussi des raisons économiques et des préoccupations technologiques.
Antony Blinken, « petit télégraphiste » américain
Il était là pour rassurer la vieille garde de la clientèle américaine régionale autour d’Israël (considéré comme un cinquante et unième État américain), mais sans l’Arabie saoudite, non invitée ou volontairement absente, sur ses gardes et « à la marge ». L’Américain venait rassurer les monarchies du Golfe qui pouvaient avoir l’impression d’être abandonnées par les États-Unis, fermement décidés pour leur part à se rapprocher de l’Iran. Israël ne se sentait plus protégé et il lui fallait des garanties. Pas seulement des paroles. L’invasion russe de l’Ukraine a bouleversé les enjeux mondiaux et régionaux. Elle fait émerger une superpuissance des sables et du fond des âges.
Antony Blinken a rassemblé en réalité autour de lui et de l’Israélien Yaïr Lapid des Arabes convaincus de l’intérêt immédiat d’une « Comprehensive Peace » au Moyen-Orient ; il en fait les adeptes sans le savoir d’une Paix Globale régionale, dernier rêve que l’on prête à Hafez Al-Assad et que ce dernier avait préfiguré en commençant à traiter avec Israël avant que le roi Abdallah d’Arabie saoudite ne le poursuive à son tour dans les dernières années de son règne. Jared Kushner en a simplement repris le vœu, partagé en son temps par Ariel Sharon.
Les signataires des Accords d’Abraham ont depuis reconnu l’État Hébreu. Le maréchal Sissi est en lutte contre les Frères musulmans et contre l’islamisme en général, le roi du Maroc n’a pas hésité à confier toute sa sécurité territoriale à Israël et MBZ est équivoque dans ses choix et polyvalent dans ses rapprochements, ce qui est normal pour le responsable d’un conglomérat de sept petits États qui ont besoin de protection extérieure et qui ne peuvent s’asseoir qu’entre les chaises.
Dubaï, la première ville du Moyen-Orient à figurer dans le Guide Michelin, la première agglomération du Golfe Persique à être connectée comme le seront bientôt toutes les villes chinoises, craint de se faire supplanter par NEOM, la « mégapole du futur » de l’Arabie Saoudite voisine ! On ne peut s’empêcher de penser que Neom, située à 60 kilomètres d’Israël, est déjà convoitée par les cybernéticiens israéliens et qu’elle sera un jour la jumelle de Dubaï. Les Émirats font tout leur possible pour ménager à la fois Israël et l’Arabie Saoudite, deux parties complémentaires d’un ensemble, le premier disposant de la technologie et des idées, la seconde de l’espace et de son peuplement, de même que de l’Energie.
Le Moyen Orient, puissance mondiale?
Le pari de ces différents États (pétroliers ou non) du Grand Moyen-Orient consiste à former un « bloc » constitué des pays des Accords d’Abraham élargis autour Israël à de nouveaux venus. C’est la révélation de l’année 2022 : cet ensemble formerait la quatrième puissance mondiale, après les États-Unis, la Chine et la Russie eurasiatique, pour peu que Poutine n’ait pas d’ici-là épuisée cette dernière. Le Moyen Orient est en réalité en passe de se redéfinir comme une puissance dont l’Amérique, poussée par les circonstances, entend faire une antidote contre la Russie de Poutine.
Pour être une puissance mondiale, il faut disposer de la bombe atomique et d’une armée conséquente, il faut bénéficier de gisements de pétrole et gaz, d’une économie autonome et d’un minimum de cinquante millions d’habitants. Israël et ses voisins, que l’Arabie saoudite finira par rejoindre, possèdent ces atouts. Israël a la bombe et la technologie, l’Arabie saoudite a le Pétrole (et un stock d’armes conséquent) et Abu Dhabi… ses 84 Rafale ! Libre échange, une protection militaire américaine (pour commencer), un parapluie atomique autonome, la plus haute technologie, des finances à gogo, tout est là, avec l’avantage d’immenses réserves de Gaz et de Pétrole.
À quand l’avènement formel de cette nouvelle puissance mondiale ? Ce n’est plus qu’une question de temps. Que deviendra l’Europe des « 27 plus » – plus l’Ukraine, plus la Turquie (on ne sait jamais), plus la Moldavie etc. ? Mystère.
« Business as usual »
Les Américains s’en tireront, eux, comme d’habitude avec des privilèges. Étant des gens pragmatiques, leur politique étrangère est déterminée essentiellement par des calculs basés principalement sur l’intérêt économique de chacune de leurs décisions. La première Guerre de 14-18 a vu la naissance de la superpuissance américaine. En 1945, ne serait-ce qu’avec la France, dont ils ont défait l’empire colonial sans faire de détail, ils se sont octroyés, avec le Plan Marshall, la reconstruction de ce qu’ils avaient détruit, comme la ville du Havre grâce à quoi la ville a obtenu le « label Unesco ». Dans le reste du monde et notamment en Afrique et en Amérique latine, le « POINT IV » du président Truman, dont le discours d’investiture de 1949 portait sur l’aide technique aux pays sous-développés, leur a servi non seulement à contrer l’influence de l’Union Soviétique, mais aussi à servir de truchement pour leurs investissements et le déploiement de leurs entreprises à l’étranger. C’est de là que vient l’expression « de bonne guerre ».
La Troisième Guerre Mondiale, dont la menace n’est toujours pas exclue, permet aujourd’hui aux Américains de conforter leur rôle de première puissance mondiale et d’en engranger les profits et, en particulier, de se substituer à la Russie comme les principaux fournisseurs de Gaz de l’Europe.
Hasard de programmation ? Avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les industriels américains du Oil & Gas, profitant de la hausse des prix, avait entrepris de remettre en ordre de marche tous les puits d’huile de schiste et ils avaient affrété tous les méthaniers disponibles en prévision de la crise, comme s’ ils s’attendaient à ce que la pénurie s’installe. « Business as usual » pour l’allié américain, qui a perdu depuis le départ des troupes d’Afghanistan beaucoup de sa crédibilité.