Le financement de la vie politique quotidienne est une question très peu traitée au Liban, et pourtant il s’agit là d’un problème majeur qui mérite réflexion. Dans une série d’articles, nous nous pencherons, non pas sur le financement des élections législatives (cette question sera abordée ultérieurement), mais plutôt sur celui de la vie politique dans sa globalité, plus précisément durant les périodes non-électorales au cours desquelles les partis politiques mènent leur train de vie habituel.
La question est de savoir comment, dans ce pays où l’un des principaux problèmes est la corruption, ces partis parviennent à financer
leur machine partisane. Cette enquête aura pour objectif de tenter d’élucider ne serait-ce qu’une infime partie de ce grand mystère, en examinant les cas respectifs des principaux partis libanais.
Une enquête de Samir Moukheiber
Le manque de transparence en matière de financement politique, particulièrement au Liban, cache souvent deux principaux maux : d’une part, le risque évident de corruption et de l’autre, la soumission à la partie qui finance. Ce dernier facteur est particulièrement dangereux et alarmant pour la souveraineté lorsque le financeur en question est un État étranger.
Début octobre, et à la suite des révélations des Pandora Papers qui avaient, entre autres, visé l’actuel Premier ministre Najib Mikati, son bureau de presse a indiqué que l’origine de sa fortune – estimée à 2,9 milliards de dollars par le magazine Forbes – était légale et que « tous les actifs et propriétés lui appartenant ont été dûment notifiés au Conseil constitutionnel libanais depuis son entrée en politique, comme l’exigent les lois et règlementations en vigueur ». Une preuve de plus que le sujet est d’actualité. Mais ne l’est-il pas depuis toujours au pays du Cèdre ? D’ailleurs, l’ancien Premier ministre Hassane Diab figurait également dans les Pandora Papers, publiés par le Consortium international des journalistes d’investigation dont les travaux ne sont pas forcément des preuves de corruption mais uniquement des données dévoilées afin que l’opinion publique en soit informée. Et puisqu’il est question de chefs du gouvernement libanais, il va de soi que l’on ne saurait occulter le cas de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, celui-ci étant à la tête de la plus grande formation sunnite au Parlement et chef du Courant du Futur.
Le Courant du Futur
Une source proche du Courant du Futur estime à environ 12 millions de dollars le budget mensuel dont bénéficiait le parti avant les années 2010. A l’époque, ce budget, peut-être exagéré, englobait selon la source précitée la totalité des dépenses, notamment tous les frais liés aux conseillers, hommes politiques, agents de sécurité, à l’entretien des bâtiments et aux dépenses relatives aux médias, en l’occurrence la télévision (la chaîne Future TV), le quotidien al-Mustaqbal et la radio.
L’origine de ce financement serait principalement la fortune personnelle des Hariri (estimée déjà dans les années 1990 à une dizaine de milliards de dollars), obtenue grâce aux activités de la compagnie de construction Oger, en partie rachetée par Rafic Hariri en 1979. Les détracteurs du Premier ministre assassiné en 2005 allèguent de leur côté qu’une grande part de cet argent politique viendrait directement du Royaume saoudien ou encore de Solidere, la société fondée dans le cadre de la politique de reconstruction de Beyrouth initiée par Rafic Hariri après la guerre civile. Malgré la divergence des sources sur le chiffre exact, il est possible de retenir que l’ancien Premier ministre détenait entre 6 et 10 % des actions de cette société.
les sources sont toutefois concordantes et unanimes sur le fait qu’iI convient de noter que dans les années 2010, ces budgets mensuels de financement du parti auraient commencé à diminuer, jusqu’à devenir quasiment dérisoires. Et si Saad Hariri ne figure plus au classement Forbes depuis 2018, sa fortune personnelle avait déjà été réduite de plus de la moitié entre 2008 et 2009. D’ailleurs, selon certains sources médiatiques, l’héritier politique de Rafic Hariri se serait actuellement mis en retrait de la vie publique libanaise pour tenter de revitaliser les affaires familiales mises à mal, notamment, par la fermeture en 2017 de Saudi Oger. Le chef du Courant du Futur chercherait à se focaliser sur de nouveaux moyens de reconstruire sa fortune considérablement amoindrie. D’aucuns vont même jusqu’à affirmer qu’il ne se présentera pas aux législatives de mars prochain… Mais en matière de politique libanaise rien n’est jamais si évident.
Le Parti socialiste progressiste
Autre héritier politique et principal chef de communauté, druze en l’occurrence, Walid Joumblatt est depuis 44 ans déjà à la tête du Parti socialiste progressiste (PSP) qui possède lui aussi son lot de dépenses quotidiennes. Comment ce parti est-il financé ? La réponse semble opaque, mais il existe des éléments d’éclairage, même si leur lien direct avec le financement du parti ne peut être établi. D’abord, la famille Joumblatt appartient à l’aristocratie historique du Liban, elle est fortunée et comprend de grands propriétaires terriens.
Ensuite, Walid Joumblatt bénéficie personnellement de ses investissements au Liban. En effet, il est partiellement propriétaire de l’entreprise viticole Château Kefraya. Il est également propriétaire de la carrière de ciment de Sibline, ainsi que membre du conseil d’administration de la société qui l’exploite, « Ciment de Sibline ». Cette société détient 18 % des parts de marché du ciment libanais et son actionnariat est dominé à plus de la majorité par… la famille Hariri.
Soulignons qu’il n’y a pas forcément de corrélation entre les revenus générés par ces engagements au niveau des affaires et le financement politique du PSP ou du Courant du Futur. En revanche, cela n’exclut pas de potentiels conflits d’intérêts qui résideraient dans les conditions de l’octroi de l’autorisation que doit émettre l’État (sur lequel ces personnalités ont souvent eu un certain contrôle) pour permettre l’exploitation de la carrière. Sans oublier le comportement oligopolistique de la société « Ciment de Sibline » qui, avec deux autres exploitants de ciment (Cimenterie nationale et Holcim) et au nom du protectionnisme, impose à la population libanaise des prix largement supérieurs à ceux du ciment étranger (notamment turc). En fait, la décision visant à « protéger le marché libanais de la concurrence étrangère » aurait été prise par des responsables politiques dont certains possèdent des intérêts économiques évidents dans au moins l’une de ces sociétés !
Prochain article : Le Hezbollah
* Il n’y a pas forcément de liens de corruption dans les informations présentées dans cet article, et il n’appartient qu’à la justice d’établir ou pas la présence de ce type d’infractions.