Le chef du courant du Futur au Liban, Saad Hariri, a annoncé lundi avec fracas qu’il gelait son action politique et celle de sa formation sunnite, ce qui risque de renforcer davantage le parti chiite pro-iranien.
Une chronique de Michel Touma
Le Liban a été le théâtre lundi 24 janvier d’un véritable séisme politique dont les graves retombées sont difficiles encore à prévoir dans le contexte présent. Le leader de la principale, sinon le seule, formation sunnite du pays, le député et ancien Premier ministre Saad Hariri a annoncé qu’il « suspendait » son action politique et qu’il ne participerait pas aux prochaine élections législatives, prévues en mai prochain. Dans un discours solennel radiotélévisé, M. Hariri a d’autre part précisé que ni son mouvement politique, ni les membres de sa famille ne se lanceront dans la bataille lors du scrutin du printemps.
La démarche de M. Hariri, à laquelle les milieux locaux s’attendaient dans une certaine mesure, est une première – ou presque – dans la vie politique du pays du Cèdre. Aucun leader ayant acquis une envergure nationale n’a adopté en effet une telle position radicale au cours des dernières décennies. Seule exception : l’ancien président de la République Fouad Chéhab avait annoncé en 1970 qu’il refusait de briguer un nouveau mandat présidentiel, estimant que le pays avait besoin de réformes en profondeur mais que la société libanaise n’était pas encore prête à s’engager sur cette voie.
Avant lui, l’ancien président Béchara el-Khoury, l’un des pères de l’indépendance libanaise, avait présenté sa démission à la fin des années 50, mais sous la pression de la rue. En dehors de ces deux cas, les chefs des grands partis et des familles politiques sont traditionnellement inamovibles au Liban ou cèdent leur place à leur fils ou descendants directs.
Un grand vide
Le gel des activités de Saad Hariri laisse un grand vide sur l’échiquier politique libanais, et sunnite en particulier, d’autant qu’il intervient à moins de quatre mois des élections législatives, prévues le 15 mai. Pour prendre conscience des graves retombées et de la véritable portée de la démarche de M. Hariri il ne serait pas superflu de rappeler que le Liban est une mosaïque de 18 communautés religieuses (4 musulmanes et 14 chrétiennes) et le pouvoir politique y est fondé sur une participation des principales communautés suivant un quota qui est fonction du poids démographique de chaque communauté.
Cette représentation communautaire se manifeste à tous les échelons du pouvoir et de l’administration publique, notamment au niveau de la composition de l’Assemblée nationale et du gouvernement. De ce fait, la suspension de toute action politique et le boycott des prochaines élections législatives par la principale grande formation sunnite provoquent inéluctablement un profond déséquilibre sur l’échiquier politique et au niveau du partage du pouvoir, ce qui a amené nombre d’observateurs à souligner que la communauté sunnite est aujourd’hui « orpheline », aucune faction ou personnalité sunnite n’étant, pour l’heure, capable de prendre le flambeau du leadership de la communauté.
Le précédent de 1992 avec les chrétiens
Le Liban a connu un cas de figure similaire en 1992 lorsque les chrétiens avaient boycotté massivement les élections législatives à l’époque pour protester contre la loi électorale inique imposée à l’époque par l’occupant syrien. Ce boycott avait pris une telle ampleur que des députés chrétiens, qui avaient accepté de collaborer avec le régime de Damas, avaient été « élus » avec 40 et 140 voix !
Un tel scénario risque-t-il de se reproduire en mai sous le poids du double repli de Saad Hariri et du courant du Futur, qui pourrait pousser les électeurs sunnites à s’abstenir de se rendre aux urnes ? Il est certes encore trop tôt pour apporter une réponse tranchée à cette interrogation, mais d’ores et déjà, les spéculations vont bon train sur ce plan. L’un des cas de figure dont il est question, à titre d’exemple, est que le Hezbollah profite du vide laissé par le courant du Futur pour avancer ses pions sur l’arène sunnite et faire élire « ses » candidats en lieu et place de ceux traditionnellement soutenus par la famille Hariri, ce qui renforcerait d’autant la position du parti chiite pro-iranien.
Autre scénario possible : le frère de Saad Hariri, Bahaa’, ainsi que plusieurs ténors du courant du Futur pourraient reprendre le flambeau et se lancer dans la bataille électorale ; une éventualité que Saad Hariri a voulu manifestement écarter d’emblée en soulignant sans ambages qu’il demandait aux membres de sa famille (donc à son frère) et aux responsables du Futur de s’aligner sur sa position.
Vers une annulation du scrutin?
Deux autres possibilités sont évoquées : le vide pourrait être comblé soit par des extrémistes fondamentalistes, soit par des candidats issus de la société civile et du mouvement de contestation qui avait éclos le 17 octobre 2019. Ce dernier cas de figure placerait les représentants du mouvement de contestation en confrontation directe avec le Hezbollah. Une dernière éventualité est évoquée aussi à Beyrouth : l’annulation du scrutin de mai prochain sous prétexte que des élections législatives ne peuvent avoir lieu à l’ombre du boycott massif de l’une des composantes communautaires du pays.
Quel que soit le cas de figure qui finira par prévaloir, il ne fait aucune doute qu’une traversée du désert du leader sunnite et de son courant politique constitue dans le contexte régional présent un cadeau en or au parti pro-iranien. Ce dernier possède suffisamment de moyens de tous genres pour combler, par le biais d’alliés dociles, le vide laissé sur la scène sunnite. D’un point de vue géopolitique, cela aurait pour retombée d’approfondir encore plus le fossé – déjà très large – qui s’est creusé progressivement au Liban, du fait de la série de concessions consenties par M. Hariri au fil des ans, entre le parti pro-iranien et ses alliés, d’une part, et le camp souverainiste qui prône un Liban neutre, libéral, pluraliste et ouvert sur le monde, d’autre part.
A l’heure où l’ensemble de la région est le théâtre d’une violente confrontation entre le camp iranien et celui des Arabes modérés – auquel le courant du Futur et les souverainistes libanais sont alliés – la démarche de Saad Hariri a laissé perplexe plus d’un observateur du fait qu’elle a pour aboutissement de renforcer le parti pro-iranien, accusé d’avoir planifié et exécuté l’assassinat en février 2005 du principal allié de l’Arabie saoudite au Liban, Rafic Hariri, père de Saad.
Compte tenu des grands enjeux géostratégiques en cours dans la région, et dans le monde, la grande question qu’il est légitime de se poser aujourd’hui est de savoir si la nouvelle donne introduite par le chef du courant du Futur le 24 janvier est le résultat d’un « coup de tête », d’une simple bouderie, ou si, au contraire, elle cache une quelconque mystérieuse manœuvre s’inscrivant dans le sillage du bras de fer avec le Hezbollah et ses mentors iraniens. Affaire à suivre …