Parmi les littérateurs contestataires d’expression française, au Maghreb, deux visages se répondent comme en écho dans la glace sans tain de la décolonisation : Kateb Yacine (1929-1989) et Driss Chraïbi (1926-2007).
Une chronique de Philippe Pichon
Kateb Yacine est né à Constantine, dans un milieu bourgeois (son père est défenseur judiciaire) grâce auquel il poursuit des études sérieuses, d’abord à l’école coranique, puis à l’école française. Alors qu’il est en classe de troisième au lycée de Sétif, il participe le 8 mai 1945 à une manifestation de rue, ce qui lui vaudra d’être arrêté avec d’autres Algériens et expulsé de son établissement.
L’écrivain part pour Bône, devenu aujourd’hui Annhaba; d’où il fait paraître l’année suivante son premier recueil poétique : Soliloques. En 1947, il donne une conférence à Paris sur Abd-el-Kader et l’indépendance algérienne et s’inscrit au Parti communiste algérien, tout en commençant à travailler pour le journal Alger républicain. Il publie un poème dédié à Nedjma, une cousine aimée, dans Le Mercure de France, dès 1948, et c’est en France également qu’il séjourne à partir de 1951 -et pendant une vingtaine d’années-, exerçant des métiers divers et voyageant dans toute l’Europe durant la guerre d’indépendance, « les événements d’Algérie ».
En 1956 la publication du roman Nedjma marque un tournant dans l’histoire du roman maghrébin par l’originalité de la construction qui fait fi de toute chronologie, la fulgurance des images, la confusion du réel et du rêve, la violence de la phrase et la force du symbole : « Je voulais donner l’image de l’Algérie et ça s’est dégagé sous l’image d’une femme », dira l’auteur. Le roman sera en partie repris dans Le Polygone étoilé[1] (1966).
« La révolution dans la révolution »
Entre-temps, Kateb Yacine se sera essayé au théâtre avec une série de pièces publiées en 1959, Le Cercle des représailles. Après une dernière pièce en français, L’Homme aux sandales de caoutchouc, en 1970, il fera jouer en Algérie, où il réside de nouveau à partir de 1972, des pièces en arabe algérien, cherchant à atteindre un public populaire[2] et à promouvoir « la révolution dans la révolution » par une implacable satire des forces conservatrices.
Né au Maroc, Driss Chraïbi fréquente l’école coranique, puis à dix ans entre à l’école française. Après des études secondaires au lycée Lyautey de Casablanca, distinguées de prix de poésie, il part en septembre 1945 poursuivre des études de chimie à Paris, où il obtiendra cinq ans plus tard un diplôme d’ingénieur chimiste. Il commence des études de neuropsychiatrie qu’il laisse inachevées et parcourt les différents pays de l’Europe, en exerçant divers métiers. Il se lance conjointement dans l’écriture : son premier roman, Le Passé simple, paru en 1954, provoque une véritable levée de boucliers par sa critique d’un islam ritualiste et d’une tradition sclérosée. Ses romans suivants[3] devaient lui permettre de mieux définir sa position : critique à l’égard de son pays, mais désabusée à l’égard de la France, qui l’a déçu.
C’est pourtant en France qu’il choisit de vivre, à l’instar du héros de Succession ouverte, en épousant une Française. Il assume en 1959 des fonctions à l’ORTF où il évoque dans « Connaissances du monde » les rapports entre l’Islam et l’Occident ; puis il enseigne la littérature maghrébine au Québec (en 1970). Il revient ensuite à l’écriture, retrouvant les thèmes qui lui sont chers. La Civilisation, ma mère ! …, paru en 1972, à travers la figure maternelle[4], se présente comme une chronique pleine de verve de la vie quotidienne au Maroc. A travers le portrait, teinté d’humour, d’une Marocaine déroutée par le progrès, Chraïbi évoque les contradictions et les paradoxes du Maghreb de l’époque postcoloniale. Cette mère, qui progressivement prend conscience de sa condition, tire parti du progrès et assume des responsabilités publiques, figure en quelque sorte l’évolution du tiers-monde. Ses deux romans Une Enquête au pays (1981) et La Mère du printemps (1982) manifestent le même désir de retour aux racines.
Une œuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa sève dans le pays sourcier auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités, ses déchirements, ses ambivalences.
La quête de l’universel
En écrivant sur la difficulté d’être (noir) africain ou (arabe) maghrébin, ces auteurs ont finalement choisi de l’être en remplaçant la conscience traditionnelle religieuse de leurs pères par une conscience plus moderne, dramatique, intelligente, solidaire sans illusions. Cette conscience leur a permis de rester ce qu’ils ont été et de prêter attention du même coup aux contradictions des autres, Français ou Maghrébins, Français ou Africains.
Entre l’usurpation des colons et la nation future que les colonisés ont construit, où ils avaient soupçonné qu’ils n’auraient pas de place, ces écrivains ont essayé de vivre leur particularité en la dépassant vers l’universel.
[1] Dans Le Polygone étoilé, Kateb Yacine réunit certains textes du premier manuscrit de Nedjma, juxtaposant au sein du même roman des passages en prose et des passages en vers libres, entremêlant l’évocation du réel et celle du rêve dans une longue errance de la mémoire, en quête d’identité. L’auteur y évoque les conditions de vie des travailleurs algériens immigrés, par le biais de dialogues désenchantés entre ses protagonistes.
[2] Notamment Mohammed, prends ta valise, 1971 ; La Guerre de 2000 ans, 1974.
[3] Les Boucs, 1955 ; L’Âne, 1956.
[4] Une scène très drôle lorsque cette femme musulmane est aux prises avec un fer à repasser (la fée électricité du fer à repasser dépasse l’usage qu’en fait cette mère), sous l’œil ironique mais attendri de son fils : la naïveté de la mère n’est pas sans rappeler le portrait de la mère juive du Livre de ma mère d’Albert Cohen – où l’humour n’exclut pas la tendresse.