Alors que les pressions internationales se poursuivent en faveur du rétablissement de l ‘état de droit avec la visite de Josep Borrell, Vice-président de la Commission européenne, le président tunisien, Kaïs Saïed, est toujours aussi mutique sur ses intentions
Une chronique de Gilles Dohès
Pas même une semaine après la visite de la délégation américaine à Tunis (les 4 et 5 septembre) c’est au tour de Josep Borrell, Vice-président de la Commission européenne, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, d’être en visite de deux jours à Tunis (les 9 et 10 septembre). Jeudi 9, il a déjà eu une série de rencontres avec des membres de la société civile, des représentants de certains partis politiques et, bien entendu, avec Son Excellence Marcus Cornaro, ambassadeur de l’UE en Tunisie, mais strictement rien de ses rencontres n’a filtré pour l’heure.
Pour la journée du vendredi 9, il a à son agenda une rencontre prévue avec Nadia Akacha, la cheffe de cabinet du Président de la République et une autre avec le Président Saïed lui-même. Avant de se rendre en Tunisie, le haut fonctionnaire twittait : « j’entame ma visite en Tunisie à un moment crucial pour le pays. Je viens écouter nos amis tunisiens – autorités et société civile – pour mieux comprendre la situation dans sa complexité, et pour soutenir le peuple tunisien dans la construction d’une démocratie durable ». Bon courage !
Une Présidence mutique
Dans le même temps, le conseiller diplomatique de Kaïs Saïed, Walid Hajjem, qui fait office de porte-parole de la Présidence depuis quelques semaines — officieusement, la Présidence n’ayant pas jugé bon de se doter d’un service de communication —, a donné un entretien à la chaîne de télévision Sky News Arabia, basée à Londres et à participation émiratie[1]. Déjà privés d’information par une Présidence quasi mutique, les journalistes locaux ont moyennement apprécié.
Dans cet entretien, M. Hajjem se livre au périlleux exercice de détailler les intentions du Président Saïed, mais pas trop non plus. Morceaux choisis : « Le plan que le président de la République compte mettre en œuvre sera dévoilé en temps opportun. C’est la dernière ligne droite ». Kaïs Saïed a donc un « plan » et c’est déjà une bonne chose, l’on apprécierait simplement en avoir connaissance.
Un peu plus loin, il « précise », ce que tout le monde suppute, « l’idée est d’aller vers un régime plus juste qui donne la possibilité aux pouvoirs d’exercer leurs compétences comme il se doit. On ne peut continuer à fonctionner suivant ce régime (…) Nous nous orientons d’ailleurs vers un régime présidentiel ». Et quitte à abonder dans les détails, il assure également que Kaïs Saïed compte nommer un chef du gouvernement « très prochainement » … tout en ajoutant toutefois que l’annonce n’aura pas lieu le 10 septembre… Tant pis pour nous. Mais l’on sait déjà quand cela n’aura pas lieu, merci.
Tous les possibles ouverts.
Des législatives anticipées ? Peu probable. Elles nécessiteraient une importante organisation logistique et Nabil Baffoun, président de l’ISIE (l’instance dont la mission est d’assurer des élections et référendums libres) a déjà exprimé ses réticences à ce sujet, considérant que dans de telles circonstances, l’ISIE se retrouverait face à un « vide juridique ». Par ailleurs, la supervision des élections de 2019 par la même ISIE a été épinglée par le rapport de la Cour des comptes, qui s’interroge sur la quantité astronomique de dépassements et d’irrégularités constatés (publicité politique, financements étrangers et lobbying via des sociétés étrangères non sanctionnés, etc.), et qui ont totalement échappé à la vigilance de l’instance…
Sur un plan plus politique, que pourrait bien faire le Président Saïed si d’aventure le PDL d’Abir Moussi (droite nationaliste) qu’il abhorre, donné pourtant favori par tous les sondages d’intention de vote, remportait le plus grand nombre de sièges dans la future Assemblée ? De plus les islamistes d’Ennahdha ne disparaîtront pas du paysage politique par un simple claquement de doigts…
L’option du référendum visant à réviser la constitution 2014 — drastiquement sans aucun doute et avec pour finalité de mettre en place un régime présidentiel — semble avoir les faveurs de la Présidence. Mais à condition de tordre le cou à cette même constitution. À nouveau. Et même si Kaïs Saïed a juré maintes fois face caméra qu’il ne la violerait jamais et la « protègerait » de sa personne contre toute atteinte. Une telle révision nécessitant le recours à la toujours inexistante cour constitutionnelle — qui aurait en charge d’évaluer la recevabilité des révisions proposées —, pour, en cas d’accord, soumettre le projet pour vote à des députés dont les activités sont par ailleurs gelées depuis le 25 juillet… Fantasmagorie.
Les clous de la démocratie
D’autre part et pour couronner le tout, des « médias étrangers » auxquels font référence les médias tunisiens sans jamais les nommer, prétendent que le Président Saïed ferait de nouvelles annonces, y compris celle concernant la nomination d’un nouveau chef du gouvernement, entre le 12 et le 13 septembre…
Mais en procédant de la sorte, Kaïs Saïed se verrait immanquablement soupçonné par ses adversaires d’avoir cédé aux diverses et parfois pesantes pressions internationales qui l’exhortent depuis le 25 juillet à faire rentrer la Tunisie dans les clous de la démocratie parlementaire.
Mais encore une fois rien n’est acquis. Et le Président Saïed pourrait tout autant opter pour le maintien d’un autisme qui semble lui convenir à merveille, et ainsi mépriser toutes les demandes répétées des chancelleries, ce qui lui vaudrait à coup sûr les commentaires enthousiastes de ses soutiens.
Au pays du buzz, tout est possible.
[1]En arabe: https://www.facebook.com/watch/live/?v=910658229527501&ref=external
Dix ans après, notre film sur la Révolution tunisienne
Etrange situation. D’un coté le Président tunisien s’approprie tous les pouvoirs et communique à volonté, en accusant ses adversaires de corruption sans les nommer et sans argumenter ses propos, de l’autre, des parlementaires démocratiquement élus, accusés de corruptions, déchus de leur voix, dépourvu de l’immunité, comdannés, en tout cas, au silence et à la marginalité.
On se demande pourquoi ces parlementaires ne transgressent-ils pas le blocage, en s’invitant, par exemple, à une réunion extraordinaire virtuelle à distance, transmis en directe par internet?
Cette situation est inédit. On ne voit pas comment la Tunisie sortira-t-elle de l’impasse en ayant un nouveau chef de gouvernement, tout en respectant la consitution. Cependant, la question embarrassante serait celle-ci : en l’état actuel et parmi toutes les quelques technocrates aguéris du pays qui ont la carrure de (futur) chef de gouve., y a-t-il un candidat, qui accepte d’entrer en jeu dans ce contexte trouble, vague et conflictuel ? Désormais, tout futur chef du gouvernement sera malgré lui au centre du conflit ouvert, entre le chef de l’Etat et le Parlement, tout en héritant l’immense responsabilité de dresser une économie littéralement en faillite. A qui cet éventuel futur chef rendrait ses compte ? A son hyperprésident ou à un parlement contesté, légitime maître du pays ? la boite de pandore a été très ouvert. il va falloir la refermer.