Le bilan du drame survenu au Nord Liban dans un entrepôt d’essence dans la nuit de samedi à dimanche 15 août s’est alourdi, passant de 20 à 28 morts et plus de 80 blessés.
Une chronique de Michel Toumma
Le drame dont a été le théâtre le Liban-Nord, dans la région du Akkar proche de la frontière syrienne, dans la nuit de samedi à dimanche (15 août), a suscité une vive tension sur le double plan populaire et politique. Des appels à la démission du président de la République Michel Aoun et des députés de la région ont été lancés, sur fond d’une grave fronde populaire dont il est encore difficile d’évaluer la véritable portée.
Peu avant l’aube, dimanche 15 août, vers 2 heures du matin, une forte explosion s’était produite dans un entrepôt où avaient été emmagasinés près de 60 000 litres d’essence à des fins de contrebande, notamment vers la Syrie où le prix des carburants est largement supérieur à celui pratiqué au Liban, du fait que l’essence et le fuel au Liban sont subventionnés par la Banque centrale. L’explosion s’est produite dans le village el-Talil, l’entrepôt étant situé sur le terrain d’un haut responsable du parti aouniste, le courant patriotique libre (CPL), fondé par le président Aoun et dont le chef est le gendre du chef de l’Etat. Le bilan du drame s’est alourdi, passant de 20 à 28 morts et 80 blessés, atteints de brûlures graves.
L’armée libanaise avait perquisitionné l’entrepôt et saisi la quantité d’essence qu’elle a entrepris de distribuer aux habitants de la région, laquelle est l’une des plus pauvres du pays. C’est pendant que des dizaines de personnes étaient rassemblées autour de l’entrepôt que l’explosion a eu lieu. Selon plusieurs témoins oculaires, des tirs ont été dirigés en direction du dépôt, ce qui aurait provoqué l’explosion.
Pénurie d’essence et de fuel
Cette tragédie constitue une nouvelle manifestation de la profonde crise économique, financière, sociale et politique qui frappe le Liban depuis plus d’un an et demi – une crise qualifiée par la Banque mondiale de l’une des plus graves au monde depuis la moitié du XIXe siècle. Au cours des dernières semaines une sévère pénurie d’essence, de fuel et de médicaments a sévi au Liban, rendant la vie quotidienne de la population particulièrement stressante, mais entrainant surtout la paralysie des services publics et de secteurs vitaux, notamment le secteur hospitalier.
Face à la gravité de la situation, l’armée libanaise a entrepris au cours des dernières quarante-huit heures de perquisitionner, dans l’ensemble du pays, les stations d’essence et les entrepôts où sont stockés les carburants dans le cadre de la contrebande vers la Syrie ou aussi pour écouler la marchandise au marché noir. Malgré le drame survenu au Akkar, ces perquisitions se sont poursuivies dans la journée de dimanche, 15 août, et l’armée devait découvrir dans plusieurs régions des stocks de centaines de milliers d’essence et de fuel stockés illégalement, parfois grâce à des astuces illustrant une grande imagination et inventivité de la part des contrebandiers. Ces quantités de carburant emmagasinées illégalement appartiennent, dans la plupart des cas, à des responsables bénéficiant de la couverture de puissantes personnalités, généralement de la mouvance du Hezbollah ou du parti aouniste.
D’une manière générale, plusieurs milieux libanais attribuent la contrebande de carburants vers la Syrie au Hezbollah pro-iranien qui renflouerait ainsi ses caisses. La tragédie du Akkar tend à dévoiler une complicité sur ce plan de la part de certains hauts responsables du parti fondé par le président de la République. Le propriétaire de l’entrepôt d’el-Talil est ainsi très proche d’un député aouniste de la région.
Tensions politiques
La couverture dont semblent bénéficier, à l’évidence, les contrebandiers a provoqué durant la journée de dimanche une vive tension à plusieurs niveaux. Une tension qui a été exacerbée par les propos tenus par le président Aoun au cours de la réunion du Conseil supérieur de défense qu’il avait convoquée dimanche à midi. Le chef de l’Etat avait alors accusé des « groupes radicaux » au Akkar de chercher à entretenir un climat de « chaos et d’instabilité » au Liban-Nord. Il faisait allusion aux positions en flèche, hostiles au président et son parti, adoptées par nombre d’habitants du Akkar après le drame de la nuit de samedi.
Réagissant aux propos du chef de l’Etat, l’ancien Premier ministre et leader (sunnite) du Courant du futur, Saad Hariri, a souligné à l’adresse du président Aoun que « le Akkar n’est pas Kandahar ». Et Hariri d’inviter explicitement le président à démissionner « afin de sauver un grain de dignité ».
Le leader maronite Samir Geagea, président du parti des Forces libanaises (l’un des deux principaux partis chrétiens), n’a pas été plus tendre, réclamant – sans doute pour la première fois, d’une façon aussi explicite – le départ du président Aoun. « Le maintien du président de la République et des membres de la majorité actuelle à leurs postes (entendre le Hezbollah et le parti aouniste ainsi que leurs alliés) est devenu une atteinte au peuple libanais, après tout ce qu’il s’est passé ».
Même son de cloche au niveau de l’ancien député Nadim Gemayel, fils de l’ancien président de la République Béchir Gemayel (fondateur des Forces libanaises, assassiné par les Syriens en 1982), qui a demandé lui aussi sans détours le départ du président Aoun.
Mais c’est sur le plan populaire que la colère est la plus forte. Aux témoignages de nombreux habitants qui ont tenu sur les chaines locales de propos particulièrement sévères à l’égard du pouvoir, sont venus se greffer des communiqués rapportés par les réseaux sociaux et attribués aux « révolutionnaires du Akkar ». Ces communiqués appellent à la démission des députés de la région, notamment le parlementaire aouniste entretenant des rapports avec le propriétaire de l’entrepôt d’el-Talil. Ceux qui se présentent comme les « révolutionnaires du Akkar » accusent par ailleurs nombre de députés, d’officiers, et de responsables municipaux de faciliter la contrebande de carburant vers la Syrie, affirmant leur détermination à faire face désormais eux-mêmes sur le terrain à cette contrebande, de manière ferme, afin de venger les victimes tombées dans la nuit de samedi à dimanche.
En soirée, un rassemblement de protestation a été organisé devant le domicile du Premier ministre désigné et député de Tripoli (capitale du Liban-Nord), Negib Mikati, tandis qu’un autre groupe de manifestants prenait d’assaut le domicile d’un autre député du Nord, signe de la grave atmosphère de fronde qui s’est emparée de la population du Akkar et du Liban-Nord.