La zone des « trois frontières », située aux confins du Mali, du Niger et du Burkina, a été érigé en priorité par la force Barkhane depuis un an et demi. Les soldats français et leurs alliés sahéliens y traquent les combattants de l’État islamique et d’Al Qaeda, parmi lesquels se trouvent des Peuls qui se sont engagés dans la lutte armée pour défendre leurs troupeaux et leurs familles, et qui n’avaient au départ rien à voir avec l’idéologie salafiste.
Une enquète de David Poteaux
Le 28 juin, Ousmane Illiassou Djibo a acquis une célébrité qui ne semblait pas lui être destinée. Ce jour-là, en marge d’une réunion de la coalition contre l’État islamique organisée à Rome, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a annoncé que le Nigérien faisait désormais partie de la liste peu enviable des « terroristes » recherchés par les États-Unis, et que ses avoirs seraient bloqués.
Djibo, plus connu par son surnom « Petit Chafori » (ou « Petit Chapiro »), est aujourd’hui considéré comme un des lieutenants d’Adnan Abu Walid al-Sahraoui, le chef de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Il est soupçonné d’avoir participé à plusieurs attaques contre les forces armées, notamment celle de Tongo-Tongo, en octobre 2017, au cours de laquelle quatre soldats américains et cinq soldats nigériens avaient été tués, et celle d’Inatès, en juillet 2019 (au moins 18 soldats nigériens tués).
Le gel de ses avoirs ne changera certainement pas grand-chose à sa vie, lui qui vient d’une famille d’éleveurs peuls et qui ne possède probablement aucun bien, hormis peut-être du bétail. Ousmane Illiassou Djibo est un Peul toleebe originaire du département de Ouallam (Niger). Son parcours illustre l’impasse dans laquelle se trouvent nombre d’éleveurs peuls de cette région, poussés à s’armer pour se défendre et à se rapprocher de groupes plus puissants pour assurer leur protection, et ainsi à rejoindre les insurrections jihadistes.
Les populations nomades de cette région située aux confins du Mali, du Niger et du Burkina, et érigée en priorité par l’armée française en janvier 2020 en raison de l’activisme de l’EIGS, ont été les principaux oubliés des politiques de développement menées par les autorités nigériennes, maliennes et burkinabés depuis les indépendances. Dans le Nord-Tillabéry, une région située au nord de Niamey, à la frontière avec le Mali et le Burkina, les éleveurs ont petit à petit vu les espaces dédiés au pastoralisme rongés par l’avancée du front agricole. Au fil du temps, les cultivateurs ont gagné du terrain avec la complicité des autorités, en dépit de règles qui étaient censés protéger l’activité pastorale. Les éleveurs – des Peuls toleebe pour la plupart – ont été contraints à se déplacer avec leur bétail plus au nord. Ils se sont ainsi retrouvés en territoire malien, et ont dû faire face à la concurrence des éleveurs touaregs, notamment des Daoussaks, installés de longue date dans la région de Menaka, et à la corruption des forces de sécurités maliennes. À partir des années 1990, les conflits pour l’accès aux puits se sont multipliés. Le Conseil des éleveurs du Nord-Tillabéry estime à 316 le nombre d’éleveurs peuls tués de part et d’autre de la frontière dans les années 1990 et 2000. Ces derniers ont en outre été confrontés à l’augmentation des vols de bétail. Des milliers de têtes auraient été volées durant cette même période.
Une milice pour se défendre
En mars 1997, un de ces conflits a priori anodins aboutit à un massacre : une cinquantaine de Peuls sont tués. Nombre d’entre eux décident alors de quitter le Mali et de retourner au Niger, leur pays d’origine. Certains, des jeunes pour la plupart, décident de créer une milice d’autodéfense, avec le soutien implicite de l’État nigérien – le pouvoir en place à Niamey voit d’un bon œil la création de cette milice pour contrer les velléités touarègues. Dénommée dans un premier temps « Wawade » (« Bouclier » en fulfulde), elle changera de nom et de chefs au fil du temps.
Seulement à la même époque, des Daoussaks aussi cherchent à s’armer. « Cette milicianisation à l’œuvre depuis la fin des années 1990 a largement été alimentée par l’appétit de leaders de chaque communauté impliqués dans le vol et la revente de bétails, impliquant une mafia en col blanc qui s’enrichissait de la sorte et pour qui tout processus de paix pouvait être synonyme d’appauvrissement », notaient les chercheurs Yvan Guichaoua et Mathieu Pellerin dans une étude publiée par l’IRSEM en 2017, consacrée aux relations entre le pouvoir central et les périphéries sahéliennes au Mali et au Niger.
Rapidement, la milice peule obtient des résultats : les exactions et les razzias diminuent. Se pose alors la question, pour les autorités, du désarmement de ces miliciens. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, ils sont associés au processus de désarmement initié au Niger après la fin de la première rébellion touarègue. Mais c’est une série d’occasions manquées. Leurs revendications sont ignorées. La milice est mise en sommeil, mais elle n’est pas dissoute. Certains de ses membres tombent dans le banditisme ou se lancent dans le mercenariat. En 2008, certains d’entre eux rejoignent les rangs du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ), une rébellion qui fera long feu. En 2010 et 2011, une nouvelle flambée de violences opposant Peuls et Daoussaks fait au moins 70 morts des deux côtés de la frontière.
La menace du MNLA
Le dialogue est relancé. En août 2011, à Menaka au Mali, il est convenu que chaque communauté désarmera ses miliciens. Mais quelques mois plus tard, une nouvelle rébellion est en gestation au nord du Mali. Les miliciens daoussaks rejoignent le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), ce qui inquiète les miliciens peuls, qui voient leurs ennemis rejoindre un groupe puissant, disposant d’un armement important, importé notamment de Libye. Début 2012, le MNLA chasse l’armée malienne des principales villes du Nord-Mali. Au même moment, un ancien membre de la milice peule est tué. Ses camarades décident alors de rejoindre des groupes armés maliens qui pourront les protéger. « Ils ont réfléchi comme à peu près tout le monde en pareille circonstance : ‘l’ennemi de mon ennemi est mon ami’, se rappelle un ancien milicien qui ne les a pas suivis dans cette histoire et qui a requis l’anonymat. Pour eux, la menace, c’était le MNLA ». Certains s’engagent dans la milice d’auto-défense Ganda Izo, constituée de Peuls et de Songhaï et basée à Gao. D’autres rejoignent le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), un groupe jihadiste né d’une scission au sein d’Al Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), et dirigé par des Sahraouis et des Arabes de la région de Gao. Ces derniers vivent du commerce et du trafic de produits illicites (cigarettes, drogues). Ils ont les moyens, mais pas le nombre. Ils ont donc besoin de recruter des combattants et ciblent les communautés les plus fragiles de la zone, parmi lesquelles figurent les Peuls toleebe du Niger, et notamment « Petit Chafori ». Ce dernier était membre de la milice peule dans les années 2000. Il aurait été un des premiers à rejoindre le Mujao à Gao en 2012. Très vite, ce groupe a pris le dessus sur le MNLA, qu’il a chassé de la cité des Askia.
En 2013, les combattants peuls pensent que leur protecteur a perdu la bataille. La France a déclenché l’opération Serval et a chassé les groupes jihadistes des villes qu’ils contrôlaient, dont Gao. Les Peuls du Mujao, parmi lesquels « Petit Chafori », reviennent dans leurs campements auprès de leur famille. Mais ils restent toutefois sur leurs gardes, car leurs ennemis du MNLA n’ont pas désarmé. Au contraire, ils ont été remis en selle par l’offensive des soldats français, qui s’appuient sur le mouvement indépendantiste touareg pour traquer les jihadistes et retrouver leurs otages.
L’État du Niger vu comme un ennemi
Inquiètes de ce retour incontrôlé, les autorités nigériennes tentent de négocier leur désarmement – sans succès. Fin 2013, début 2014, les tensions entre Peuls et Touaregs sont ravivées. Plusieurs dizaines de civils sont massacrés, tantôt par les miliciens peuls, tantôt par les miliciens touaregs. En février 2014, les forces de sécurité arrêtent plusieurs combattants peuls et les présentent comme des terroristes, alors que, note leur ancien compagnon cité plus haut, « la plupart sont des miliciens qui ont été entraînés malgré eux dans ce conflit et n’ont pas su ou pas pu en sortir ». « Petit Chafori » fait partie du lot : il est arrêté en février 2014 pour son implication présumée dans les combats ayant opposé Touaregs et Peuls les semaines précédentes. Mais il sera libéré quelques mois plus tard dans le cadre de la libération de l’otage français Serge Lazarevic. « A partir de ce moment, les miliciens, et notamment ‘Petit Chafori’, ont compris que l’État du Niger était devenu un ennemi car aucun milicien touareg n’avait été arrêté, poursuit notre source. Ils se sont lancés à corps perdu dans le jihad, même s’ils n’épousent pas forcément ses thèses, et ont rejoint leurs anciens protecteurs ». Entre temps, le Mujao s’étaient scindé en deux. Certains de ses membres étaient restés dans la nébuleuse Al-Qaeda. D’autres, parmi lesquels al-Sahraoui, s’étaient ralliés à l’État islamique.
Au fil des ans, l’EIGS a pris le contrôle d’une partie de cette région. Ses combattants tuent tous ceux qui s’opposent à eux, et se sont rendus coupables de massacres de masse, visant des villages entiers de manière indiscriminée. L’EIGS a recruté parmi toutes les communautés, et particulièrement chez les Peuls, qui fournissent le gros de ses combattants, jouant sur leur désir de protection face au banditisme, mais aussi leur soif de vengeance, alors que les armées nigériennes, burkinabé et maliennes se sont rendues coupables ou complices de massacres de civils peuls. « Pour les forces de sécurité, un Peul est forcément un jihadiste potentiel. Or à chaque fois que des Peuls se font tuer parce qu’ils sont Peuls, les groupes jihadistes savent qu’il s’agit d’une aubaine car ils pourront recruter », se désole un officiel nigérien qui tente tant bien que mal de renouer le dialogue entre les différentes communautés.
Pourtant, une étude du réseau Billital Maroobé publiée en avril dernier, et consacrée au pastoralisme face à l’insécurité, constate que « la très grande majorité des éleveurs rencontrés dans le cadre de l’enquête déplorent la présence jihadiste dont ils considèrent être les premières victimes. Le fait que certains les rejoignent et que d’autres les craignent moins que les forces de sécurité ou les groupes d’autodéfense ne traduit en rien un soutien massif des éleveurs à leur cause. Dans le Liptako-Gourma, les éleveurs déplorent en particulier l’imposition de la zakat qui engendre de nombreux abus. D’une part, l’EIGS ne respecterait bien souvent pas les préceptes islamiques en la matière et prélèverait des sommes plus importantes ou multiples. D’autre part, des bandits utilisent la crainte qu’inspirent les jihadistes pour se présenter en leur nom et racketter les éleveurs. »
Le recours au Mujao
L’histoire des éleveurs de la région de Boulikessi, au centre du Mali, est très similaire. Là aussi, il s’agit de Peuls qui, confrontés aux razzias et à l’insécurité, ont cherché un allié qui pourrait les protéger. Et là aussi, c’est le Mujao qui leur a offert cette opportunité.
Pour eux, les ennuis ont débuté en 2011, lorsque le MNLA a entrepris de conquérir le Nord-Mali. Les représentants de l’État ont fui, y compris les forces de sécurité. Dans ce vide sécuritaire, les vols de bétail se multiplient. Leurs auteurs sont parfois des bandits, parfois des membres du MNLA – parfois les deux. Les vieilles rancoeurs entre les Peuls et les Touaregs, liées notamment à l’exploitation des puits et des ressources pastorales, sont ainsi réveillées. Le chef du village de Boulikessi, Brahima Mody Diallo, également connu sous le surnom de « Amirou Boulikessi », prend les choses en mains. « On s’est dit : nous devons nous défendre et chercher à nous protéger », expliquait-il en 2018. Dans un premier temps, il se rend à Bamako pour demander, sinon le retour des forces de sécurité, du moins des armes. Il essuie un refus. À l’époque, l’armée malienne manque de tout. À son retour, il décide, en accord avec les notables locaux, et selon la même logique suivie par les éleveurs du Nord-Tillabéry, d’aller voir l’ennemi de ses ennemis : il se rend à Gao, et demande de l’aide aux chefs du Mujao, qui ont pris le contrôle de la ville et en ont chassé le MNLA. Il n’épouse ni leur idéologie, ni leurs méthodes, mais il voit en eux un moyen de protéger les siens. « C’était notre dernière chance », disait-il il y a trois ans.
Sautant sur l’occasion, Oumar Ould Hamaha, un des chefs du Mujao, lui propose d’envoyer des hommes de Boulikessi à Gao, afin que le groupe jihadiste les forme et les arme. Amirou s’exécute et envoie des jeunes dans les camps du Mujao. Dans un rapport publié en mai 2016, International crisis group explique que la majorité d’entre eux ont « adopté une approche opportuniste, ralliant un camp pour bénéficier d’une protection ou se procurer des armes et peser dans les conflits locaux ». Les années suivantes, Amirou, surveillé de près par les autorités maliennes et qui passera même quelques semaines dans les geoles burkinabé, à Ouagadougou, ne cessera d’expliquer que « nous n’avons pas pris les armes pour attaquer l’État malien mais pour nous défendre contre nos ennemis. »
Attaques et massacres
Mais le mal était fait. Certains des jeunes qui ont été formés à Gao ont épousé le projet du Mujao. Ils ont ensuite navigué d’un groupe à l’autre, au gré des circonstances et des luttes de pouvoir : la katiba Macina, la katiba Serma (toutes deux liées au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans – GSIM – affilié à Al Qaeda), l’EIGS. D’autres, qui étaient rentrés dans leur campement, ont repris les armes et ont rejoint un de ces groupes pour se défendre des exactions de l’armée malienne qui, lors de son retour dans la zone à la suite de l’opération Serval, a multiplié les arrestations arbitraires et les exécutions. Ils y ont retrouvé les Peuls du Nord-Tillabéry, ou les ont parfois combattus, lorsque l’EIGS et le GSIM ont commencé à se faire la guerre en 2020.
Depuis trois ans, la zone de Boulikessi est l’une des plus dangereuses du Mali. Les affrontements entre groupes jihadistes et forces armées y sont récurrents. L’armée malienne y a subi plusieurs attaques, dont une particulièrement meurtrière en septembre 2019 (au moins 40 soldats tués). Elle y a également commis des massacres. En mai 2018, des soldats sous commandement du G5 Sahel ont tué au moins 12 civils au cours d’une opération menée en représailles au meurtre d’un de leurs éléments. « Pour eux, tous les Peuls sont des jihadistes en puissance », se désolait à l’époque « Amirou Boulikessi ». Le chef du village a été enlevé par des jihadistes en mars 2019. Ses proches n’ont plus eu de nouvelles depuis.
Série Peuls (1), le Jihad des éleveurs n’aura pas lieu