Dans les années 1970, Henry Kissinger disait qu’il ne pouvait pas y avoir de guerre avec Israël sans l’intervention de l’Égypte, mais qu’il ne pouvait pas non plus y avoir de paix sans la Syrie. Notre chroniqueur, Xavier Houzel, explique dans cette libre opinion pourquoi la diabolisation de ce pays l’obligera à accepter une « Pax Sinica » (« Paix Chinoise »). Dans un souci de pluralisme, nous publions ce texte bien volontiers en raison de la qualité de son argumentation.
Après les printemps arabes ou américains en Tunisie, en Égypte et en Libye, on s’attendait en 2011 à ce que la Syrie – plus ou moins dans l’état où le mandat français l’avait laissée – connût le même parcours. On ne pouvait faire fi tout à la fois de l’histoire (la ténacité des Frères Musulmans, alors éblouis par la victoire de Morsi), de la géographie (la Syrie a pour voisin l’Irak plongé dans le chaos par les Américains) et de la géopolitique (trop d’intérêts étaient ligués contre le risque d’infiltration iranienne). Les décideurs se sont pourtant laissé aller aux illusions du « nation building » et ont ignoré que la Syrie, grâce notamment à Hafez el Assad était un véritable État qu’une bonne part des syriens se refuserait, même sans libertés politiques, à sacrifier.
Dès le premier incident à Deraa, le régime a voulu tuer dans l’œuf la contestation, mais les snippers, non syriens, tiraient des deux côtés. On n’en a pas moins crié au crime contre l’humanité, et les occidentaux, France en tête, secondés par le Qatar et la Turquie, parrains des frères musulmans, ont financé le conglomérat qu’était l’Armée Syrienne Libre (ASL). En août 2013, un bombardement à l’arme chimique a frappé des villages de la Ghouta. Il n’a jamais été prouvé que le régime ait utilisé de gaz de combat. Un doigt de sarin aurait provoqué des milliers de morts mais non quelques dizaines, et l’on sait que les insurgés disposaient de chlore. La CIA, puis l’OIAC invitées sur place, mirent Damas hors de cause, d’où la prudence du président Obama. Le déchaînement médiatico-judiciaire est cependant devenu incontrôlable en Europe. Il a perverti le Quai d’Orsay au point que son ancien chef, sans plus de preuve que la fiole de Colin Powell, a déclaré que « Bachar El Assad n’est pas digne de vivre » ! Aujourd’hui encore, les plaintes se multiplient devant toutes les juridictions, et l’opinion publique et les gouvernements sont pris en otages par un véritable lavage de cerveau, qui, en diffusant et rediffusant ad nauseam des documentaires vieux de plusieurs années, impose comme s’il faisait une politique, le leitmotiv : « Bachar Al-Assad doit partir». La France doit avoir le courage de se déjuger comme le général de Gaulle l’a eu en 1959 en Algérie.
Des ruines aux illusions perdues
Ce qui devait advenir est advenu : le chaos irakien s’est propagé en Syrie ; le régime s’est défendu, et, prise entre le marteau et l’enclume, l’opposition modérée s’est désagrégée. La Syrie est devenue un champ de ruines et une pompe à refouler des réfugiés. Ce qui a annihilé en Syrie l’opposition non djihadiste a identiquement et pour les mêmes raisons délité l’« opposition internationale » qui se rendait par ailleurs compte qu’on ne met pas à bas un État structuré aussi facilement qu’une bande de rebelles.
L’Iran ayant alors opportunément soufflé aux Russes l’idée de démanteler les stocks de gaz syriens, Paris et Washington s’en sont contentés et, à partir de 2015, ont perdu la main. Les Occidentaux se satisfaisant de n’être plus désormais que la voix qui crie, à l’occasion, dans le désert, en 2016 les Russes ont donc pu anéantir ce qui restait de l’ASL, tandis que des alliés plus ou moins improbables (des Saoudiens en passant par Israël) ont aidé le Califat à se renforcer et à prendre Mossoul.
À partir de 2017, les Turcs sont entrés en Syrie pour y empêcher la naissance d’un autre Kurdistan. L’Iran, en envoyant la Force al-Qods épauler le régime est venu créer par-dessus la Syrie un pont chiite avec le Liban et surtout prendre des gages négociables le moment venu. Les Russes, qui avaient été relégués à l’arrière-plan, ont repris pied à Tartous. Un traité a été signé à Astana le 4 mai 2017, mais seulement entre les trois pays pour créer des zones de cessez-le-feu, en fait pour consacrer les avantages acquis par chacun des trois acolytes. Erdogan a par ailleurs utilisé l’arme des réfugiés pour faire chanter l’Europe et se déployer militairement ensuite en toute quiétude jusques en Libye.
Il faut aujourd’hui pouvoir trouver une solution et non laisser le problème entre les mains des ONG, des avocats, d’Amal Clooney et des media, à défaut de quoi l’Europe s’enlisera dans son impuissance structurelle et le peuple syrien mourra à petit feu. Or il est irréaliste de songer que l’Iran se soumettra aux conditions de Biden, quand la Chine lui avance l’équivalent en Yuans de 400 milliards de Dollars. Il est fou d’imaginer que la Russie, qui a obtenu ce qui a toujours été l’obsession de la Russie impériale, l’accès aux mers chaudes, laissera faire sans elle. Il est enfin illusoire de croire que Bachar, ses généraux et ses soutiens vont accepter de partir parce qu’on leur fait les gros yeux. Même les plus respectés et les plus intègres des opposants de la première heure, admettent qu’ils auraient mieux fait de trouver un accord avec le régime dès le début. C’est donc (à titre temporaire) avec et non sans Assad qu’il faut trouver une solution. La politique étrangère française ne peut plus être condamnée à l’immobilisme parce que l’ancien ministre de la Défense du président Hollande a fourni des armes à l’ASL et aux Kurdes, avant de les abandonner à leur propre décomposition et que la bien-pensance, manipulée ou non, tient le haut du pavé.
Il n’y a pas d’alternative autre qu’une Paix Globale dans l’ensemble de la région
La situation actuelle garantit la poursuite du chaos parce que personne – en tout cas, pas la Turquie et l’Iran – n’a de raison de chercher la solution. La comprehensive peace, c’est-à-dire une paix globale au prix d’une amnistie globale- et qui, comme telle, bénéficierait par définition aux pires, serait en revanche envisageable. C’est par là que l’Afrique du Sud post apartheid est parvenue à maintenir la paix civile. Mandela n’était pas un cynique mais un réaliste. Louis XVIII a employé les hommes du comité de salut public.
Le dénouement politique naïvement défendu par la diplomatie française – tout bonnement l’évacuation du pays par l’Iran et la Turquie, voire par la Russie, suivie de l’élimination d’Assad et de l’effacement de la minorité alaouite qui constitue l’épine dorsale de l’armée – serait prendre le problème à l’envers. Le partage des dépouilles ne cessera que lorsque se manifestera une volonté syrienne non contestable.
C’est elle qu’il aurait fallu forger et soutenir en mobilisant la société civile plutôt qu’une armée hétéroclite et une brassée d’ONG à la traîne de financiers parfois mystérieux.
Rêvons un instant !
Pour cautériser les plaies par un accord international, les puissances tierces non limitées à celles du processus d’Astana (l’Iran, Russie et Turquie) et au Qatar (qui vient de s’ajouter à la Russie et à la Turquie dans le cadre d’une soudaine initiative sans l’Iran), pourraient garantir l’amnistie en s’interdisant sur leur propre territoire toute poursuite la contredisant. L’activisme judiciaire (celui de ce pouvoir obscur et incontrôlable que sont les ONG) de l’Occident rend cette dernière disposition particulièrement nécessaire. Pour que la paix régionale soit globale et durable. Aucun problème constitutionnel dans les pays occidentaux ne semble faire obstacle à cette amnistie refondatrice. La position abrupte, pour ne pas dire hargneuse, de la France, qui n’est plus accompagnée en Europe que par dix-sept autres États sur les vingt-sept qui font l’Union européenne, est devenue gênante.
Les astres sont alignés pour rendre possible un consensus in extremis
Les Accords d’Abraham ont créé un climat favorable mais restent « en l’état futur d’achèvement ». La visite du pape François à Nadjaf a eu un retentissement dans l’Islam (tout entier) que les occidentaux sous-estiment. Le Marja Sistani est iranien et bénéficie en Irak comme en Iran d’une énorme influence. La défaite de Netanyahou peut aboutir à ce que Israël ne s’en tienne plus à l’idée qu’il a un intérêt acquis à ce que le bourbier syrien perdure aussi longtemps que possible. Le processus d’Astana aura servi d’étouffoir : mais c’est fini. Il laisse le champ « libre » en permettant à d’autres États, vierges de tout conflit d’intérêt, de revenir en piste. La France a perdu à Bruxelles la dernière chance qu’elle avait de renouer un dialogue avec Damas. Son représentant a superbement manqué une occasion en or d’y mériter son brevet de diplomate. Finie la période où -laFrance attendait de son juvénile président -qu’il « place la France là où les choses sont bloquées »… ou alors, c’est qu’on n’avait pas compris qu’En Marche se faisait sur un vélo d’appartement.
Une parenthèse s’est refermée et une autre très courte s’ouvre sur le monde arabe
Le Moyen-Orient n’est plus le même. Après dix ans de conflit, Assad restera au pouvoir. Ses voisins se sont faits à cette idée. Les États arabes ont perdu la Syrie une fois et ils en ont payé le prix, grâce à l’invitation de puissances étrangères pernicieuses sur son territoire. Cela avait commencé par le démantèlement de l’empire Ottoman. Ce fut confirmé à Yalta et sur le pont du Quincy, entre Roosevelt et Ibn Séoud, le 14 février 1945, un mois avant que la Ligue arabe ne soit créée, au Caire, en particulier par la Syrie, en partant du principe que les problèmes de la région étaient de nature arabe et ne pouvaient pas être résolus par des tiers. Amr Moussa, ancien ministre égyptien des Affaires étrangères et secrétaire général de la Ligue arabe, est plus nuancé : « La Turquie, Israël et l’Iran, dit-il, ne peuvent à eux seuls tracer des lignes, ni essayer d’exercer une influence ou déterminer l’ordre de la région. Les pays arabes réunis dans la Ligue arabe doivent jouer un rôle essentiel». Qu’en termes justes, ces choses-là sont dites ! Cette opinion reflète celle de nombreux gouvernements arabes. Elle traduit leur désaveu de la gouvernance occidentale. La démocratie, c’est beau mais cela n’exclut ni l’autorité et l’ordre ni les us ni les coutumes. Après tant de ruines et tant d’assujettissements, un tel sursaut de la Ligue arabe est-il encore possible ? Oui, à condition que celle-ci réponde « présent », ce qui n’est pas encore acquis
L’Amérique de Joe Biden annonce à la fois sa volonté de se désengager des théâtres du Grand Moyen-Orient et son intention de réintégrer l’Accord de Vienne sur le nucléaire (JCPoA). Le conseil qu’on pourrait lui donner pour calmer l’Iran serait d’inviter fermement Israël, l’Inde et le Pakistan, que Washington courtise, à signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Ce serait la moindre des choses. C’est extrêmement urgent pour convaincre l’Iran et parce que la Chine, pour la première fois, montre le drapeau.
La Pax cynica ?
Arrivé la veille en Iran, après être passé par la Russie, le ministre des Affaires étrangères chinois, Wang Yi, a donc signé, le samedi 28 mars, à Téhéran un accord de coopération stratégique et commerciale sur 25 ans en discussion depuis la visite sur place du président chinois, Xi Jinping, en janvier 2016. Cette feuille de route pour 25 ans porte sur 400 milliards de Dollars à dépenser pour une large part en travaux d’infrastructure à réaliser conjointement par des entreprises iraniennes, russes et chinoises jusques en Syrie, dans le cadre du vaste plan OBOR « une ceinture, une route de la soie » par la voie terrestre. Cette signature a précédé la tenue le 30 mars d’une conférence « virtuelle » des pays donateurs pour la Syrie réunissant à Bruxelles 50 pays (et trente ONG) sous l’égide des Nations unies et de l’Union Européenne. Ces pays se sont mis à cinquante pour s’engager péniblement à verser 6,4 milliards de Dollars en soutien aux Syriens, alors que l’ONU leur avait fixé un objectif de 10 milliards. On ne boxe pas sur le même ring. Depuis 2017, le président syrien, ayant un pays morcelé, une économie en lambeaux et un régime proscrit, s’est tourné vers l’Est. On ne lui avait pas donné le choix et notre ministre des affaires étrangères le confirme en déclarant que pour sa part il empêchera le mince filet européen décidé à Bruxelles de couler…
S’il faut parler le Chinois, apprenons !
L’Union européenne a organisé le 2 avril une réunion à distance de la Commission mixte de l’accord sur le nucléaire iranien pour discuter de la perspective d’un éventuel retour des États-Unis. Josep Borrell espère réunir rapidement tous les acteurs autour de la table de négociation. Là encore, c’est un peu tard. Après avoir consulté Moscou et Téhéran, la Chine se lance dans un projet qui a de quoi surprendre : résoudre le conflit israélo-palestinien à Pékin. Mahmoud Abbas a fait comme Bachar al-Assad, il s’est tourné vers l’Asie. Cela veut aussi dire que Tel Aviv a ses entrées en Chine, où sa technologie et ses microprocesseurs lui sont une assurance tous risques.
Damas et Jérusalem font partie de l’Asie. La Chine veut conquérir tout le continent y compris le Moyen-Orient. Dès 2019, Moscou et Pékin avaient déjà négocié un précédent accord à long terme concernant des projets en Syrie, en contrepartie de la cession à bon compte par Damas de terrains le long de voies ferrées et d’oléoducs à construire dans le projet OBOR, sachant que les Russes tiennent déjà pour leur part le littoral.
Déjà fortement implantée à Djibouti, où elle décuple ses premiers investissements, la Chine annexe le Sud de la Mer de Chine, comme Poutine la Crimée. En revanche, comme la Birmanie reste l’un des derniers maillons manquants sur le chemin de Damas, un printemps chinois opère : mais à l’envers.
La morale de cette histoire est qu’il n’y en a plus.