En versant des dizaines de millions d’euros de rançon, des pays occidentaux (Allemagne, Autriche, Canada, Pays-Bas, France, Italie…) ont favorisé, à leur corps défendant, l’ancrage et l’expansion des mouvements djihadistes dans la bande sahélo-saharienne qui s’étend de la Mauritanie au Tchad, en passant par le Mali et le Niger. Là-bas, le tout sécuritaire face au terrorisme peine à donner des résultats probants.
C’est la règle pour les dirigeants politiques comme pour les forces de défense, la vie des otages passe avant toute autre considération. Au nom de ce principe, plusieurs Etats occidentaux ont versé à des ravisseurs dans le Sahel des dizaines de millions d’euros. Parfois, la rançon vient de l’argent public débloqué via les fonds spéciaux affectés aux services secrets. Tout porte à croire que c’est ce qui s’est passé en 2010 lorsque des intermédiaires ont négocié avec Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) pour obtenir la libération du Français Pierre Camatte après trois mois de captivité dans le nord du Mali. Quelquefois, la rançon est versée par les sociétés qui emploient les otages, comme on l’a vu dans la libération en février 2011 de trois employés d’Areva et Vinci enlevés le 16 septembre 2010 à Arlit, dans le nord du Niger. Les deux sociétés françaises avaient déboursé 13 millions d’euros afin de finaliser les longues négociations pour la libération de Françoise Larribe, Jean-Claude Rakotorilalao et Alex Awando.
150 millions de dollars
Même procédé en octobre 2013 pour obtenir le retour à la liberté des 4 derniers otages d’Areva et son sous-traitant Vinci enlevés au Niger : les deux sociétés auraient payé près de 20 millions d’euros de rançon à leurs ravisseurs. Il arrive par ailleurs que les sommes soient versées aux preneurs d’otages par un pays tiers. C’est ce qui semble avoir été fait dans le cas de la famille Moulin Fournier enlevée en février 2013 au nord Cameroun. Désireux de retrouver les bonnes grâces de Paris, le président camerounais Paul Biya avait versé en avril 2013 « des compensations financières » de près de 15 millions d’euros aux ravisseurs des Moulin Fournier pour obtenir leur libération. Selon le très sérieux Observatoire sahélo-saharien de géopolitique et de stratégie (OSGS), basé à Bamako, les Etats occidentaux ont payé entre 2011 et 2014, près de 150 millions de dollars aux mouvements terroristes du Sahel pour dénouer 38 cas d’enlèvements d’otages. Fait tout à fait inconnu du grand public, certains pays occidentaux sont allés jusqu’à payer des « rançons préventives » à des groupes djihadistes afin qu’ils épargnent leurs ressortissants. « C’est une pratique qui a m’a été confirmée de vive voix à Gao, dans le nord du Mali, par Omar Ould Hamama du Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Même s’il n’en pas précisé les montants, ces rançons étaient versées pour inciter les groupes djihadistes à épargner les ressortissants des pays qui les versaient », a expliqué le journaliste mauritanien Lemine Ould Salem, co-auteur du film « Salafistes » qui sort en salle le 27 janvier 2016.
Au Sahel, l’argent roi
Une partie des sommes débloquées pour le paiement des rançons disparaît dans les circuits des médiations qui ne sont pas forcément désintéressées, comme l’atteste la polémique entre Vinci/Areva et l’ancien agent de services secrets français Jean-Marc Gadoullet qui réclame aux deux sociétés le paiement de sa prestation d’intermédiaire. « Il est tout à fait exact que les médiateurs s’appuient parfois sur des relais qui peuvent être des notables locaux et qu’il faut payer à un moment ou à un autre. Il y a aussi d’autres coûts de la médiation liés aux dépenses de transport, de nourriture et aux frais divers », témoigne un ex- médiateur d’un pays sahélien impliqué dans la libération des 7 otages d’Areva enlevés au Niger.
En tous les cas, ce sont des sommes suffisamment importantes qui finissent par atterrir entre les mains des groupes terroristes. A la différence de l’Irak et de la Syrie, au Sahel les rançons ont été la principale source de financement des mouvements djihadistes. Ils s’en étaient servies à cœur joie pour renforcer leurs activités d’abord à travers l’acquisition d’armes et de moyens logistiques de type Toyota 4X4. Ils ont également acheté des centaines de moyens de communication satellitaires de marque Turraya, disponibles à bon marché dans les pays d’Afrique du nord (Algérie, Libye, Mauritanie) et importés de Dubaï. Une autre partie de la rançon a surtout servi au recrutement des combattants. Faute de pouvoir recruter à travers le web et les réseaux sociaux dans le Sahel où il y a peu de connexion à internet, les groupes terroristes utilisent l’argument de l’argent pour inciter les jeunes à rejoindre leurs rangs. « Il fut un temps au nord Mali où la prime d’engagement était de 100 euros soit 65000 FCFA. Pour un jeune désœuvré et sans perspective, c’est déjà assez pour le convaincre d’aller grossir les rangs des djihadistes », tente de décortiquer un journaliste malien travaillant sur le sujet. Au Nigeria, Boko Haram offre en monnaie locale, l’équivalent de 450 euros et une moto comme « package » de bienvenue à toute nouvelle recrue. Des milliers de jeunes de la région ont ainsi été convaincus de rejoindre les rangs de la secte extrémiste sans pour autant adhérer à son idéologie.
L’échec du tout sécuritaire
Pour s’assurer la sympathie des populations, notamment les couches populaires, les groupes terroristes ont investi une autre partie de l’argent des rançons payées par les pays occidentaux dans le commerce de détail du sucre, de l’huile, du sel, de la farine et dans le trafic du carburant. Ils ont ainsi ouvert au nord du Mali dans des villes qu’ils occupaient des magasins-témoin dans lesquels les prix des produits de première nécessité étaient nettement inférieurs à ceux pratiques ailleurs. Ces boutiques-là ont certes disparu avec la traque des mouvements terroristes, mais les habitants en parlent avec nostalgie, eux qui sont à nouveau confrontés à la surenchère des commerçants locaux qui ne pratiquent pas des prix « halal ». Avant d’être chassés militairement des zones qu’ils occupaient, les djihadistes ont finalement effectué un long travail d’ancrage social qui leur aujourd’hui encore de se fondre pour certains dans la population, de profiter de la « zone grise » du nord Mali pour continuer de garder des capacités opérationnelles. En témoignent, les attaques successives et meurtrières contre la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies au Mali (MINUSMA) dans le nord du Mali tout comme L’attentat perpétré le 20 novembre 2015 à l’Hôtel Radisson Blu, en plein cœur de Bamako.
On ne peut nier que l’opération militaire Serval déclenchée en janvier 2014 et Barkhane qui l’a remplacée avec pour mandat la lutte durable contre le terrorisme au Sahel ont désorganisé et même affaibli les mouvements djihadistes. On ne peut toutefois ne pas reconnaître que ces groupes continuent de garder la capacité de pouvoir déstabiliser les Etats du Sahel.
Plusieurs événements récents amènent à penser que la stratégie du tout sécuritaire ne suffira pas à venir à bout de la menace terroriste dans la bande sahélo-saharienne. Il faudra sans doute bien plus que l’arrêt du paiement des rançons et la résolution 2253 contre le financement du terrorisme adoptée jeudi par les Nations unies pour vaincre les groupes djihadistes au Sahel. Les Etats de la région qui l’ont compris tentent désormais de mutualiser leurs moyens à travail une organisation commune dénommée G- 5 Sahel dont on jugera l’efficacité aux résultats.
Sur les évolutions récentes du terrorisme au Sahel, voir notre entretien avec Soumeylou Boubèye Maïga, ancien ministre de la défense malienne.