De retour d’une récente mission à la frontière malienne, la Commission nationale des droits de l’Homme du Niger a dessiné un tableau dur de la vie des habitants d’Inatès, soumis à la double menace des terroristes, ‘les marabouts de brousse’, et des militaires.
Elle décrit la situation qui prévalait jusqu’aux attaques djihadistes de décembre 2019 et janvier 2020, l’armée nigérienne ayant ensuite repris le contrôle de cette région reculée, peuplée essentiellement de pasteurs. Depuis lors, les campements et villages se sont vidés, sous l’effet du déplacement massif de plus de 25 000 personnes prises au piège du conflit.
« La sociologie des conflits dans la zone se caractérisait par l’imposition de la zakat (l’aumône), l’interdiction de chiquer le tabac, d’écouter la radio, de tout regroupement entre hommes et femmes et de toute collaboration avec un quelconque symbole de l’administration. Les terroristes interdisent (aussi) les mariages festifs », rapporte la CNDH dans ses conclusions d’enquête sur les exécutions sommaires commises en avril dernier à Inatès.
Chaque famille doit donner un fils ou l’argent pour une arme
«Chaque famille a l’obligation de donner, soit un enfant, ou alors la valeur d’une arme AK47 et/ou une moto. C’est le prix à payer pour être épargné et rester dans le village », poursuit la CNDH dans son rapport. Ceux qui ne collaborent pas avec les terroristes ou qui sont soupçonnés de collaborer avec l’administration sont victimes d’assassinats ciblés, ce qui « a eu pour conséquence le départ de la majorité des populations, entraînant la fermeture des écoles et des Centres de Santé Intégrés (CSI) ».
C’est ainsi que vivant dans la terreur, sous l’état d’urgence, les populations, pourtant majoritaires, se plient aux exigences des groupes armés à l’occasion de leurs incursions dans les campements, et s’acquittent, en premier lieu, de l’impôt. Un racket pressant et brutal s’impose à tous.
« Sous le couvert du terrorisme, il s’est progressivement installé un banditisme armé sur fond de racket, d’enlèvement des personnes ou du bétail moyennant rançon. Cette pression à laquelle sont soumises les communautés locales ne leur offre aucun choix que de coopérer, ce qui les soumet ainsi à une double menace, celle des terroristes d’une part et le risque d’être pris comme complice aux yeux des militaires, d’autre part », poursuit la CNDH.
Une économie de guerre éclot à la frontière
La proximité de la frontière, franchie couramment de part et d’autre, a favorisé l’émergence d’une économie de guerre, facilitée par une moindre rigueur des règles d’engagement et la non interdiction de la circulation des motos du côté malien, contrairement au côté nigérien.
C’est ainsi que, toujours selon le rapport de la CNDH, « des véhicules appartenant aux Daoussahak (ethnie touareg de la région de Menaka) font régulièrement la navette entre les villages du Mali et le Niger. »
« Récemment, certains ont même été témoins du passage d’un convoi de 15 véhicules en provenance des villages de Sanam (Filingué), à destination du Mali. Des villages ont été identifiés comme étant les points de regroupement et de dépôt de carburant. Les Daoussahak effectuent des descentes périodiques aux environs du crépuscule, procèdent aux chargements de convois de 10 à 15 véhicules et repartent à la tombée de la nuit (…) pour rentrer au Mali. Ce carburant, en provenance probablement du Nigeria, ou même des stations-services du Niger (…) est vendu très cher au Mali. C’est ce même carburant qui sert à ravitailler les motos qu’utilisent les terroristes auteurs des différentes attaques enregistrées dans la zone. »
Peur des représailles du chef djihadiste local
Avec le temps, des jeunes de la commune se sont progressivement enrôlés « dans les activités criminelles en tout genre, certains pour se protéger ou protéger leurs familles et leur bétail, d’autres pour satisfaire une vengeance du fait de l’accumulation de la frustration ou la recherche du gain facile. »
L’appartenance de jeunes peuls et touaregs de la commune aux différents groupes armés a poussé les autorités administratives et municipales à engager un processus de désarmement.
« Cinq (5) à six (6) jeunes repentis ont déjà déposé les armes et sont actuellement à Niamey. Cet élan de repentir (…) doit être encouragé et soutenu », estime la CNDH. Un grand nombre de ces jeunes « souhaitent leur emboîter le pas mais craignent pour eux ou leurs familles les représailles de Malam Younoussa Moussa », le leader djihadiste peul natif de la région, qui a prêté allégeance à l’Etat islamique au Grand Sahara.
Pour la Commission, c’est Mallam Moussa Younoussa qui serait à l’origine de la meurtrière attaque commise contre le poste d’Inatès le 10 décembre 2019, dans laquelle 71soldats nigériens ont péri, dont le commandant du camp. Younoussa vivrait actuellement au Mali près de la frontière du Niger.
La psychose, chez les civils et les militaires
Les batailles d’Inatès et Chinagodar (victime d’une attaque coordonnée sanglante à son tour, le 9 janvier 2020, qui a fait au moins 89 morts) ont créé la stupeur au Niger, en raison des bilans extrêmement lourds. Du matériel militaire a été emporté sur les deux sites, notamment des tenues, des chaussures, des appareils de communication et des véhicules – pick-ups armés et blindés – utilisés par la suite par les djihadistes pour tromper la vigilance des militaires et villageois nigériens.
En début d’année 2020, la psychose dans laquelle vivent les populations se double donc d’une forte tension chez les militaires, eux-mêmes victimes d’attaques meurtrières et sournoises, qui se méfient des complices des djihadistes au sein des communautés locales. C’est sans doute sur ce terreau délétère qu’a surgi la décision de tuer des hommes, appartenant essentiellement à la communauté bella (touareg), dans la dernière semaine de mars. La CNDH a annoncé vendredi avoir exhumé 71 corps de 6 fosses communes et indiqué qu’ils avaient été battus et tués par balles par des membres des forces de sécurité. Une liste de 102 personnes disparues, dont une seule a pu être retrouvée vivante, a été établie début avril par les élus de la mairie d’Inatès.
Le groupe de Mallam Moussa Younoussa figure parmi les suspects de l’assassinat, le 9 août dernier, de 6 humanitaires français et 2 Nigériens dans la réserve naturelle des girafes de Kouré, à 40 km de Niamey.