Ce quatrième et dernier article de la série écrite pour Mondafrique par Jeremy Keenan, à partir de son Rapport sur In Amenas : enquête sur l’implication et la couverture par l’Occident de crimes d’Etat algériens conduit le lecteur jusqu’à l’actualité la plus récente de l’Algérie. L’attaque d’In Amenas fut l’événement politique le plus fort en termes d’impact sur le cours et la forme de la politique clanique du régime depuis l’annulation des élections de janvier 1992 et le coup d’Etat qui s’ensuivit. In Amenas ne changea pas seulement l’équilibre du pouvoir politico-militaire dans le pays : aujourd’hui, plus de sept ans plus tard, les répercussions de cet épisode dramatique se font encore sentir.
Au moment de l’attaque d’In Amenas, en janvier 2013, le régime était dangereusement polarisé entre la présidence Bouteflika et l’armée, dirigée par le général Ahmed Gaïd Salah, d’une part, et le puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), dirigé par le général Mohamed « Toufik » Mediène., de l’autre. Mediène était sans conteste la personne la plus puissante d’Algérie, le DRS étant devenu un Etat dans l’Etat redouté. Il ne s’appelait pas lui-même « le Dieu de l’Algérie » sans raison.
Depuis l’Indépendance en 1962, la tension entre la Présidence et les services de renseignement avait fréquemment surgi dans les luttes de pouvoir récurrentes à l’intérieur du régime. En 1987, le Président Chadli Benjedid pensait que la Sécurité Militaire (SM), l’ancêtre du DRS, était devenue trop puissante. Il la démantela donc partiellement, la réorganisant en deux organisations : la Délégation générale de la prévention et la sécurité (DGPS), sous les ordres du général Lakehal Ayat, et la Direction Centrale de la Sécurité de l’Armée (DCSA), sous les ordres de l’ancien commandant de la SM, le général Mohamed Betchine. A ce moment-là, Mediène était le président d’une structure éphémère et peu connue, le Département pour la Défense et la Sécurité, qui servait à coordonner les services de sécurité. Avec la démission de Betchine en 1988, Mediène fut nommé à la tête de la DCSA. Puis, en septembre 1990, le ministre de la Défense Khaled Nezzar nomma Mediène directeur du nouveau DRS.
En 1996, le Président Liamine Zeroual parvint à une conclusion similaire, c’est-à-dire que le DRS, et en particulier le général Mediène, était devenu trop puissant. Zeroual décida alors de le remplacer par le général Saïdi Fodil. La réponse de Mediène ne se fit pas attendre : Fodil périt dans un accident de la route.
Un an plus tard, Zeroual essaya encore, cette fois en décidant de nommer Mohamed Betchine, l’ancien chef de Mediène, au portefeuille de ministre de la Défense afin de se débarrasser de Mediène. A nouveau, les représailles de Mediène furent rapides et préventives. Il organisa des massacres de civils devant passer pour des actions terroristes commises par le Groupe Islamique Armé (GIA) à une échelle massive – à Raïs, Bentalha, Beni-Messous et ailleurs – semant l’horreur et la psychose aux portes d’Alger et renforçant la dépendance du régime à l’égard du DRS. Au même moment, il lança la machine du DRS pour détruire le business et la réputation de Betchine, le poussant, brisé, à la démission. Zeroual démissionna peu après, préparant la voie au soutien par l’armée et Mediène en particulier de l’accès de Bouteflika à la Présidence en 1999.
La rumeur était que Bouteflika nourrissait le projet de fonder une dynastie et de laisser le pouvoir à son jeune frère Saïd.
Le conflit entre Bouteflika et Mediène, qui dominait la scène politique lors de l’attaque d’In Amenas, filtra hors des frontières fin 2009, après ce qui était juste un peu plus qu’une rumeur, à la veille de la troisième victoire de Bouteflika à la présidentielle. La rumeur était que Bouteflika nourrissait le projet de fonder une dynastie et de laisser le pouvoir à son jeune frère Saïd. Selon cette rumeur, parvenue, semble-t-il, aux oreilles de Mediène, Saïd Bouteflika, dont les relations avec Mediène étaient plutôt froides, projetait de nommer Betchine, l’ancien supérieur de Mediène, en tant que conseiller à la sécurité et futur successeur de Mediène.
La réponse de Mediène fut de lancer ses enquêteurs sur l’implication des membres du clan Bouteflika dans ce qu’on appelait la corruption du deuxième niveau, concernant surtout les contrats de construction de l’autoroute est-ouest. Alors que ces avertissements étaient ignorés, Mediène passa à la vitesse supérieure en dirigeant ses investigations sur les niveaux massifs de corruption au coeur de la Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale, qui était dirigée à ce moment-là par un ami proche et homme fort du Président Bouteflika, le ministre de l’Energie et des Mines Chakib Khelil. A nouveau, le clan Bouteflika n’y prêta pas attention et le résultat fut, en janvier 2010, la supervision par Mediène de l’arrestation du président directeur général de la Sonatrach, de quatre de ses cinq vice-présidents et d’un certain nombre d’autres cadres supérieurs. Le scandale secoua tout le monde du pétrole. Mediène avait effectivement mis le régime à genoux.
La nomination du général Gaïd Salah comme chef d’état-major de l’armée en 2004 contenait les germes du conflit à venir entre Gaïd Salah et Mediène, qui éclorait au grand jour après In Amenas.
La réaction de Bouteflika entraîna le régime dans une direction encore plus risquée. En février 2010, il lança une ‘commission de sécurité indépendante’ pour enquêter sur certains dossiers restés non élucidés des ères précédentes, notamment le rôle joué par le DRS de Mediène dans les assassinats de Mohamed Boudiaf (1992), du premier président du Haut Comité d’État (HCE) et du général Saïdi Fodil (1996). La commission rapportant des preuves de l’implication du DRS dans ces assassinats, la situation devint explosive, menaçant les intérêts américains à un tel point que Washington dut intervenir, de la même façon que dans l’affaire du général Hassan (3), ordonnant la fin de l’enquête.
La nomination par le Président Abdelaziz Bouteflika du général Gaïd Salah en remplacement du général Mohamed Lamari comme chef d’état major de l’armée en 2004 fut une énorme promotion. Tandis qu’elle garantissait la loyauté totale de Gaïd Salah à Abdelaziz Bouteflika, elle contenait les germes du conflit à venir entre Gaïd Salah et Mediène, qui éclorait au lendemain de l’attaque d’In Amenas.
Mediène avait encouragé et assumé la nomination de Gaïd Salah, parce que les nombreuses faiblesses de ce dernier le rendaient vulnérable au chantage.
Mediène avait encouragé et assumé la nomination de Gaïd Salah, parce que les nombreuses faiblesses de ce dernier le rendaient vulnérable au chantage de Mediène. Gaïd Salah n’avait pas seulement été relevé de son commandement par le Président Boumediene après sa piètre performance à la bataille d’ Amgala (contre l’armée marocaine) en 1976, mais il avait aussi été rejeté de l’armée dans les années 1980 pour son homosexualité, bien que rapidement réhabilité grâce à ses relations avec la famille du Président Chadli. En 2007, Robert Ford, l’ambassadeur des Etats-Unis en Algérie, décrivit Gaïd Salah dans un télégramme au département d’Etat américain comme l’officier le plus corrompu de l’appareil militaire.
Mediène était pleinement conscient de l’homosexualité de Gaïd Salah et des délits qu’il commettait, ce qui rendait impossible pour Gaïd Salah de s’opposer à la main mise de Mediène sur l’armée. Des officiers supérieurs de la DCSA supervisaient presque toutes les décisions prises, à tous les niveaux, par la hiérarchie militaire.
Lors de l’attaque d’In Amenas en janvier 2013, Mediène était sans aucun doute au sommet de son pouvoir. Pourtant, les interrogatoires des trois terroristes capturés sur le site gazier par l’armée fournirent à Gaïd Salah les moyens de renverser la table une fois pour toutes. Gaïd Salah travailla, de façon systématique et prudente, au démantèlement du puissant DRS et de sa structure de commandement. Lorsque Mediène fut finalement démis de ses fonctions par Gaïd Salah, le 13 septembre 2015, il ne dirigeait plus qu’une coquille vide. La plupart de ses généraux les plus puissants avaient été transférés ou mis à la retraite et leurs directorats placés sous le contrôle de la Présidence ou de l’armée et le général Hassan, comme décrit précédemment, était sur le chemin de la prison.
En janvier 2016, le DRS fut officiellement rebaptisé Direction des Services de Sécurité (DSS). Mais ce nouveau nom ne fut pas adopté par la rue. La plupart des Algériens font toujours allusion aux services de renseignement, quelle que soit leur branche, sous le vocable de DRS. Le sigle est devenu synonyme de répression ou de sécurité d’Etat. L’une des raisons en est que la plupart des Algériens n’ont jamais vraiment compris que Mediène, une figure quasi mythique, et son DRS, avaient vraiment disparu. Et certains événements, discutés plus bas, laissent entendre qu’ils ont raison.
En 2016 et 2017, Gaïd Salah dépensa beaucoup d’énergie dans le développement de ses intérêts d’affaires familiaux, surtout en collusion avec Bahaeddine Tliba, un homme d’affaires corrompu et milliardaire
En 2016 et 2017, Gaïd Salah dépensa beaucoup d’énergie dans le développement de ses intérêts d’affaires familiaux, surtout en collusion avec Bahaeddine Tliba, un homme d’affaires corrompu et milliardaire, député d’Annaba, qui était impliqué avec Gaïd Salah et sa famille dans des affaires de racket foncier, d’extorsion de fonds, de trafic de drogue, de blanchiment d’argent, d’exploitation minière illégale, de mauvaise utilisation des fonds de la défense, de trafic d’influence et plus encore. Le DRS de Mediène ne pouvant plus surveiller le ministère de la Défense, Gaïd Salah utilisa sa position en tant que ministre de la Défense adjoint (gérant effectivement le ministère pour le compte du Président Bouteflika malade) non seulement pour donner plusieurs contrats de fournitures militaires à des membres de sa famille mais aussi pour détourner de grosses sommes à travers la surfacturation, la non livraison et autres moyens frauduleux, sur les contrats de fournitures de matériel militaire du ministère.
Pourtant, tandis que les élections présidentielles du printemps 2019 se rapprochaient, sans successeur en vue, la possibilité d’un cinquième mandat de Bouteflika devint une perspective de plus en plus menaçante. Gaïd Salah consacra, dès lors, l’essentiel des années 2018 et 2019 à renforcer l’assise de son propre pouvoir et son rôle potentiel de faiseur de roi. Un nombre sans précédent d’officiers supérieurs furent placés à la retraite et remplacés par ses propres fidèles. De même, toutes les branches des services de renseignement, à l’exception de certains services de coordination sous le contrôle du général Athman « Bachir » Tartag, qui rendaient compte directement à la Présidence, furent soumis à l’autorité des généraux et officiers supérieurs choisis par Gaïd Salah. La plupart des hommes de Mediène furent remplacés, certains étant déjà emprisonnés tandis que d’autres devaient suivre ce chemin par la suite.
Au début de 2019, le régime n’avait pas trouvé de solution satisfaisante au problème de succession, ce qui permettait au clan Bouteflika de progresser dans son projet de cinquième mandat. Bouteflika se trouvant médicalement incapable et pouvant mourir à tout moment, la cabale d’oligarques, de généraux, de ministres et d’apparatchiks corrompus qui soutenaient la Présidence Bouteflika ont pu continuer à voler le pays des richesses restantes et de continuer leur fuite en avant dans la crise économique et politique.
Le 22 février, des millions d’Algériens, pour lesquels la perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika était aussi humiliante qu’intolérable sortirent dans les rues et, dans le cadre d’un mouvement de manifestations pacifiques baptisé hirak, intimèrent l’ordre de dégager à Bouteflika et à l’ensemble de son système. Cette situation se présentait aux yeux de Gaïd Salah comme un défi entièrement nouveau. Pour commencer, il fit le pari de soutenir le hirak.