On ne sait pas qui est l’auteur du rapport définitif daté du 29 mars, transmis au parquet de Niamey pour engager l’enquête préliminaire sur les détournements de fonds constatés au ministère de la Défense du Niger de 2017 à 2019. En effet, on n’y voit aucun en-tête de l’Inspection Générale des Armées et de la Gendarmerie nationale, contrairement au rapport provisoire, dont la publication a suscité un mouvement d’indignation générale. Mais il copie à l’identique sa présentation et typographie. Il se présente donc comme un rapport définitif bien que sans origine administrative précise.
L’objectif de ce rapport est essentiellement d’assurer la procédure du contradictoire, c’est-à-dire de « permettre aux responsables des entités contrôlées ou aux tiers mis en cause de faire connaître leurs remarques avant que les observations et recommandations ne soient définitivement adoptées. » En effet, assure l’auteur, « le respect du contradictoire est une condition de la légitimité et de la valeur ajoutée d’un rapport d’audit. »
A cet effet, pendant les trois semaines qui ont séparé les deux rapports, « une série d’auditions des tiers mis en cause dans le rapport a eu lieu dans les locaux de la défense nationale. »
« Ces rencontres ont été principalement dédiées à la contradiction avec les fournisseurs afin de leur notifier les résultats provisoires du rapport, plus spécifiquement les griefs qui leur sont opposés, et d’en apporter la preuve du contraire. »
En réalité, il semblerait que ces réunions aient surtout eu pour objet d’aboutir à des transactions financières permettant de solder le contentieux administratif et de refermer le dossier. Il se dit que le directeur de cabinet du Président de la République les a présidées.
Toute une chaîne de complicités
L’auteur du rapport définitif ne conteste pas les investigations, ni les chiffres des inspecteurs des Armées. Il rappelle leurs constats sur les défaillances de la chaîne de contrôle des marchés de la Défense, dont il énumère les acteurs administratifs, toujours absents, pourtant, des investigations menées jusqu’ici : le cabinet du Premier ministre qui a délivré les avis de non objection, les ministres, les secrétaires généraux du ministère de la Défense qui président ex qualité la commission de négociations, la direction des marchés publics et de délégation de services publics du MDN, la direction des ressources financières du MDN, le service du contrôleur financier, l’inspection générale des armées, le chef d’état-major des armées, signataire de tous les marchés par entente directe, et les différents experts membres des commissions d’ouverture des prix et en charge des négociations.
Toutes ces personnes, assène le rapport, « ont failli dans l’absence d’un véritable contrôle avant l’avis de non objection par le cabinet du Premier ministre », « dans l’absence d’un contrôle de la qualité des équipements, de la prestation, des prix et délais de livraison (…) ainsi que dans l’absence d’un contrôle administratif interne et autocontrôle par les différents services compétents », ce dernier reproche s’adressant particulièrement aux services du chef d’état-major des armées.
Bref, on le constate, la chaîne administrative, militaire et politique qui a permis ces détournements est au complet. Il ne s’agit donc pas d’errements imputables à des individus mais bel et bien d’un système huilé.
Un risque d’endettement important pour l’Etat
Le rapport lève un nouveau lièvre en attirant l’attention sur le risque d’endettement de l’Etat « puisque la liste générale des dossiers approuvés sur la période 2017-2019 fait ressortir un reste à payer de 66,1 milliards de francs CFA (101 millions d’euros) » Contre, rappelons-le, un manque à gagner de 76 milliards de francs CFA (111 millions d’euros) de surfacturation et non livraison. En somme, même si des fournisseurs ont surfacturé leurs prestations, il n’en reste pas moins que certains d’entre eux doivent encore être payés.
Dans une 3e partie intitulée « résultats globaux et définitifs », l’auteur résume les auditions des fournisseurs mis en cause et leurs conséquences. « Concernant les irrégularités constatées portant sur les procédures de passation de marchés et le suivi de leur exécution, les fournisseurs ont unanimement reconnu les griefs qui leur sont reprochés, plus précisément, le recours à la concurrence fictive et déloyale pour l’accès aux marchés publics. »
Toutefois, insiste à nouveau l’auteur, « il est important de rappeler que ces manquements ne sont pas le seul fait des fournisseurs. Bien au contraire, ils sont en partie imputables aux agents publics en charge de la mise en œuvre et du suivi des procédures. » Pour le moment, rappelons-le, ce volet du dossier n’a fait l’objet d’aucune poursuite, ni administrative, ni pénale, à l’exception du limogeage du commandant de l’Armée de l’Air, le colonel Boulama Issa Zana Boukar, le 22 mai.
Les arguments des fournisseurs
En ce qui concerne les matériels payés et non livrés (27,8 milliards de francs CFA), « les fournisseurs mis en cause ont d’ores et déjà pris des engagements matérialisés au travers d’actes notariés pour rétablir l’Etat dans ses droits. »
En ce qui concerne les surfacturations (estimées par l’Inspection des Armées à 48,3 milliards), « les propositions des fournisseurs ne correspondent pas aux résultats provisoires (car) ils ont souhaité la prise en compte d’un certain nombre de charges supplémentaires et aléatoires, notamment bancaires, qui exigent un traitement au cas par cas. » Les retards de paiement au niveau du Trésor public occasionnent en effet de lourds frais bancaires à assumer, parfois pendant des mois.
Les fournisseurs ont également dit « avoir fait recours à un ou plusieurs intermédiaires pour la réalisation de ces marchés à l’étranger, ce qui aurait pu alourdir conséquemment les charges auxquelles ils ont dû faire face. »
Des intermédiaires qui ont coûté cher
De fait, on se demande toujours quel était l’intérêt pour l’Etat du Niger de contractualiser des intermédiaires nigériens plutôt que de s’adresser directement aux grandes entreprises de production à l’étranger.
Onze sociétés sont concernées par ces charges supplémentaires : sans surprise, les deux plus présentes dans le dossier, BRID A DEFCON d’Aboubacar Hima et les sociétés d’Aboubacar Charfo, puis Polytechnologies du défunt Zakou Djibo, Equipmat, MIM, IBS, Yentcheng Gothye, Renault Trucks, Anse, Aerodynes et Est Ukraine.
Le rapport définitif énumère alors les propositions, acceptées par l’administration, des fournisseurs cités plus haut. C’est ainsi qu’Aboubacar Hima, alias Petit Boubé, patron d’une galaxie de sociétés spécialisées dans l’aviation, s’engage à rembourser 4,9 des 18,3 milliards de francs CFA surfacturés et à livrer une partie du matériel non livré.
Aboubacar Charfo propose de payer 2,9 des 14,5 milliards surfacturé et il s’engage à livrer l’intégralité des pièces détachées pour véhicules de l’avant-blindé chinois, à hauteur de 3,7 milliards, qui étaient en souffrance.
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S’agissant de Polytechnologies, un lot d’armement et de munitions de 4 milliards de francs CFA livré mais perdu de vue au ministère a été retrouvé. Il ne reste donc à livrer que 912 millions, ramené après discussion à 554. La société s’engage à payer 423 millions de ce montant.
Ensuite, les négociateurs se sont entendus sur un milliard par fournisseur, pour la société Equip-Mat Trading (sur 3,5 surfacturés), qui a également remplacé les 1000 fusils AK47 défectueux, pour la société Yentcheng Gothye (sur 1,5 réclamés), pour les Etablissements MIM (sur 5,1 surfacturés), qui livreront en outre les 2 camions grue manquants. IBS remboursera 1,2 des 2,3 milliards de surfacturation (mais n’a émis aucun acte sous seing privé en ce sens, contrairement aux autres entreprises qui ont signé des contrats notariés joints au rapport).
Pour ce qui est des 3 sociétés mystérieuses, Anse, Aerodynes et Est Ukraine, « dont les représentants ne sont pas connus au Niger et pour lesquels 4,3 milliards de matériel n’a pas été livré, bien qu’elles aient perçu 1,5 milliard d’avance, ces dossiers seront versés dans le contentieux. »
En définitive, se félicite l’auteur anonyme du rapport, « sur les 76,135 milliards de manque à gagner constatés, toutes modalités de paiement confondues, l’équivalent de 30,672 milliard de francs CFA sera recouvré. »
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Mais ce n’en est pas fini toutefois. Car si les dossiers non approuvés n’ayant pas fait l’objet de livraison doivent être systématiquement ignorés, «les dossiers approuvés ayant fait l’objet de livraison totale devront être soldés. » Et l’auteur a ajouté à la main : « après évaluation des surfacturations. » Reste que ce point final administratif devra encore être validé par le parquet de Niamey, qui peut choisir d’engager des poursuites pénales contre certains ou tous les protagonistes de ce dossier, y compris leurs complices militaires, administratifs et politiques.