Cent-deux hommes arrêtés par l’armée fin mars-début avril ont été tués avant d’être ensevelis dans des fosses communes découvertes dans l’ouest du Niger, autour d’Inatès.
Une enquête de Nathalie Prevost
Cent-deux noms, soigneusement écrits à l’encre bleue d’une belle écriture d’instituteur ou d’agent d’état-civil. Cent-deux hommes, des jeunes pour la plupart, arrêtés par l’armée nigérienne entre le 27 mars et le 2 avril, autour d’Inates et d’Ayorou, dans la région de Tillabéri, à l’Ouest du Niger, près des frontières malienne et burkinabè. Cent-deux noms rangés sur cinq pages et organisés par lieux et par dates.
Eleveurs, agriculteurs ou, souvent, les deux à la fois, ces hommes ont vraisemblablement été tués presque immédiatement après leur arrestation et enterrés à la sauvette dans des fosses communes. Ils étaient presque tous Touaregs à peau noire. Des Bellas, comme on les désigne communément au Niger, appartenant à une caste inférieure. Quatorze étaient Peuls.
Entre Mali et Niger
Ces deux communautés nomades semblent désormais prises pour cibles par les forces de défense et de sécurité dans la commune d’Inatès, sans qu’on comprenne bien quel était l’objectif des forces de défense et de sécurité à travers ce ratissage en forme de massacre.
C’est la patrouille Almahaou (le tourbillon, en langue zarma), ex Dongo, basée à Ouallam, qui semble à l’origine de ces arrestations, opérées en deux temps : 48, entre le 27 et le 29 mars, sur le chemin ou au retour du marché d’Ayorou ; et les 54 autres dans les campements et au bord des puits, le 2 avril dernier. Cette force est supposée surveiller la zone frontière entre le Mali et le Niger, où sévissent les combattants de l’Etat islamique au Grand Sahara.
A Inatès, depuis 2018, plus de 20 000 personnes ont quitté la région, fuyant les incessantes attaques terroristes et criminelles frappant les éleveurs et volant leur bétail. Mais certains sont restés, les plus pauvres, les plus démunis, ceux qui n’avaient nulle part où aller, avec ce qui restait de leurs troupeaux.
Le 10 décembre dernier, à 5 km de la frontière avec le Mali, le camp militaire d’Inatès est attaqué à l’heure de la prière par des djihadistes qui neutralisent au mortier le centre de transmissions et les dépôts d’explosifs et de munitions avant de submerger les soldats. L’attaque, spectaculaire, fera officiellement 71 morts parmi les militaires nigériens, dont le commandant du camp.
Dans les semaines qui suivent, raconte un élu local, de nouveau, des habitants terrorisés ont décidé de partir. « Mais certains sont restés sur le territoire communal. Cela a été mal compris des autorités. Ils ont été considérés comme des complices des djihadistes, alors qu’ils n’avaient pas le choix : ils étaient obligés de rester sur place avec leurs animaux», explique-t-il. Pour lui, les rafles de fin mars constituent « en quelque sorte, une déclaration de guerre contre les populations d’Inatès. »
« La liste d’Inanès«
Il en a fallu, du courage, à ces leaders locaux pour consigner cette liste de noms et la remettre aux autorités administratives. Et à ces éleveurs éperdus d’inquiétude, n’ayant jamais fréquenté l’école, vivant depuis toujours loin de tout, dans des campements situés jusqu’à 30 km d’Ayorou, le chef-lieu du département, pour se tourner vers leur conseil municipal et réclamer justice.
« Quand les parents des jeunes sont venus nous voir, nous avons établi cette liste puis nous l’avons transmise aux autorités administratives. Mais jusqu’ici, pas de réaction. Elles nous disent que les militaires n’ont pas de compte à lui rendre. » La Commission nationale des droits de l’Homme a été informée. « Nous-mêmes, on ne veut pas trop en parler. Surtout que nous sommes de la zone ; il s’agit de nos parents. Nous devons être très prudents. »
Des cadavres enterrés à la sauvette
Plusieurs personnes ont rapidement fait état de fosses communes aperçues non loin des campements où avaient eu lieu les arrestations. « Dans une fosse à Tagabatt, les parents ont trouvé cinq cadavres qu’ils ont reconnus formellement. Alors qu’ils s’apprêtaient à déterrer d’autres corps à un autre endroit, un avion a survolé la zone et ils ont pris la fuite. » Trois ou quatre autres sites pouvant contenir des cadavres enterrés à la sauvette sous le sable, à peine dissimulés par des branchages d’épineux, ont été repérés. « Mais ils n’ont pas reçu de visite parce que la population a pris peur. » Sur les photos prises à l’aide de téléphones cellulaires, on voit les tâches de décomposition des cadavres dans le sable ocre, des sandales, quelques objets, un pied.
Les élus et les leaders traditionnels ne se sont pas rendus sur les lieux pour déterrer les cadavres. C’est une chose presque impossible à faire. Inatès est une zone d’insécurité, très dangereuse, et l’état d’urgence, en vigueur depuis 2017, restreint étroitement les déplacements.
A Inatès, ça fait longtemps déjà que le téléphone cellulaire ne capte plus grand-chose : les opérateurs ne réparent plus les installations. Il n’y a plus d’école. Plus de centre de santé. A cause de l’état d’urgence. Quant à l’unique marché, à Ayorou, sur le fleuve Niger, « les gens n’y vont plus pour se ravitailler parce qu’ils ont peur de se faire arrêter. »
Le 27 mars au soir, raconte un témoin en tamachek, la langue touareg, « ils sont venus chez nous à Tabareybarey, à 5km d’Ayorou. Ils ont trouvé et ligoté 11 des nôtres, des vieillards de 60 ans et des jeunes de 25 ans et ils les ont emmenés. » Depuis, nul ne sort plus d’Ayorou en direction de l’Est. « Les militaires y ont pris position et menacent toute personne qui vient. » Tabareybarey est un camp de réfugiés maliens. Toutefois , les personnes arrêtées sont des Nigériens.
Le 28 et le 29, les arrestations ont eu lieu sur le chemin du marché d’Ayorou et au retour. Un vieux se présentant comme membre de la chefferie témoigne, toujours en tamachek, qu’à Ayorou, des jeunes ont été arrêtés par un convoi de voitures. On a ensuite retrouvé deux fosses, contenant chacune 5 corps. « On n’a pas pu identifier les 5 premiers mais dans la deuxième fosse, on a trouvé les corps de 5 Peuls. »
Un autre signale ses deux jeunes voisins, sur leurs dromadaires, disparus sur la route du marché, puis quatre autres, deux Bellas et deux Peuls, au sort semblable.
L’intervention dans les campements
Le 2 avril, les forces armées interviennent dans les campements. Elles arrêtent les jeunes dans les familles, derrière les troupeaux, au bord des puits. « Nous étions chez nous quand on nous a dit que des véhicules étaient en train de circuler dans le campement. Il y a eu des arrestations ; ils ont entassé les jeunes dans les voitures. Le soir, nous avons cherché et nous avons découvert une fosse commune. Nous y avons trouvé les corps de 5 jeunes de chez nous que nous avons reconnus. Leurs visages étaient bandés et leurs mains ligotées. »
Un autre, un vieil homme émacié, témoin de la même scène, décrit la panique, au puits, « lorsqu’on a entendu que des voitures approchaient. Tous ceux qui le pouvaient se sont enfuis. Le soir, de retour au puits, on nous a dit que des jeunes avaient été arrêtés et emmenés. » Autre témoignage, même situation : « Les jeunes gens arrêtés étaient de chez nous, des voisins de notre campement. On a fait des recherches et découvert deux fosses. L’une contenait 5 corps et l’autre d’autres cadavres. » A Tagabatt, affirme l’homme, 5 personnes ont été arrêtées le dimanche 29. Et après, encore 15 autres jeunes gens, au même endroit.
Des leaders des communautés peules et touaregs du Nord Tillabéri ont publié tout récemment un document anonyme complétant la liste en bleu par d’autres exactions commises dans la même région : des arrestations suivies de meurtre, des tortures, des incendies de campements. Le document n’est pas signé, de peur de représailles. Tous les états-civils des personnes arrêtées y figurent, en revanche.
Selon ce document, dans le département de Ouallam, plus à l’Est, 5 éleveurs peuls sont arrêtés le 20 octobre 2019 au marché de Sinagodar et retrouvés morts. Le 20 février 2020, 5 autres sont contrôlés au poste de sécurité de Tilloua ; l’un d’eux est libéré le lendemain ; les autres ont disparu. Le 25 février 2020, 5 autres sont exécutés et enterrés à un km de leur village, Bisso. Le 2 mars, un père de famille est arrêté au marché de Banibangou et retrouvé mort le lendemain. Le 15 mars, un berger est tué auprès du puits où il abreuvait ses animaux. Le 25 mars, 13 personnes du village d’Adabdabe sont arrêtées et exécutées, dont trois sexagénaires. Le 5 avril, suite à l’attaque d’une position de la gendarmerie de Banibangou, des personnes sont arrêtées, de plusieurs ethnies, dont une femme. Neuf sont torturées et abandonnées. Les 7 autres sont emmenées à Ouallam. La femme décède des suites de ses blessures.
A Inatès, la liste des disparus s’allonge encore. De deux chameliers, le 28 janvier, et de deux cousins, fils et neveu d’un habitant assassiné par les djihadistes, le 1er février. A Ayorou, le 3 avril, 12 éleveurs peuls sont arrêtés auprès d’un puits et exécutés. Le 12 avril, dans la commune d’Anzourou, 9 éleveurs sont arrêtés en deux groupes, 2 sont libérés, 3 auraient été exécutés et on est sans nouvelle des 4 derniers.
Dans le département de Torodi, près de la frontière du Burkina, un homme et son neveu sont tués dans la maison d’un chef de village, le 24 mars.
Une autre source, s’exprimant au nom de la communauté daussak à Menaka, fait état de 17 hommes appartenant à la communauté daussak touareg tués entre le 23 février et le 4 mars par les forces de défense et de sécurité nigériennes, près de Banibangou.
Quelques jeunes embrigadés
Il faut remonter à la répression des rébellions touareg pour retrouver des massacres de civils de cette ampleur au Niger. Certes, la lutte antiterroriste dans l’Est du pays, dans la région de Diffa, a aussi été émaillée de nombreuses bavures et arrestations abusives. Mais cette fois, c’est différent. Les forces armées nigériennes semblent avoir délibérément choisi de terroriser ou de punir certaines ethnies.
« Nous sommes entre le marteau et l’enclume. On accuse nos enfants, alors que dans la région Nord de Tillaberi aujourd’hui, rares sont les ethnies qui ne sont pas impliquées (dans le terrorisme). Mais dans toute chose, il y a les plus forts et les plus faibles », soupire un leader communautaire bella.
« C’est vrai, il y a les djihadistes qui ont, malheureusement, endoctriné quelques enfants de notre communauté et à cause de ça, de l’autre côté, on nous juge mal. On souffre beaucoup. On voudrait vraiment convaincre l’Etat que nos communautés veulent la paix. Mais c’est un peu difficile car même si on parvient à récupérer tous les jeunes qui sont dans cette affaire (terroriste), les raisons profondes qui les ont poussés, elles sont toujours là. Tant que des gens continueront à venir d’ailleurs, piller, voler les animaux, tuer des familles sans défense, il y aura certainement des jeunes pour se radicaliser », conclut-il.
Des centaines de milliers de déplacés
Depuis début avril, 614 ménages bella ont rejoint les centaines de milliers de déplacés que compte désormais le Niger, fuyant la zone de Tabagatt, fuyant l’armée nigérienne.
Aucun témoin ne fait état de la présence de soldats occidentaux aux côtés des militaires nigériens lors des ratissages. Mais ils ne sont pas loin. Des détachements de l’armée française et de l’armée américaine sont présents à la caserne de Ouallam, où est basée la patrouille Almahaou. Et des légionnaires du 2e REP sont actuellement déployés dans le Liptako nigérien.