« Comment dire notre insondable solitude ? Notre incommensurable inquiétude? », demande la journaliste et écrivaine algérienne Ghania Mouffok dans une chronique des derniers instants de la campagne
La campagne électorale se termine sur une fin tragique. Dans la commmune de Zéralda, Akram Haddouche, 24 ans, est mort poignardé par un supporter d’Abdelaziz Bouteflika qui rentrait, en bus, de l’ultime meeting de soutien au président sortant. Son tort ? Le jeune aurait reproché aux partisans de Bouteflika la grossièreté des propos tenus sous sa fenêtre. Le chauffeur du bus, pris de panique, s’est enfui avant d’être interpellé par les gendarmes. Ces derniers découvriront que dans le bus pro-Bouteflika, nombreux étaient les supporters armés de couteaux. Pas un mot de regret ni de compassion du gouvernement.
Quand l’hiver viendra
Pendant que les ménagères, les modestes gens entassent pour l’hiver que l’on nous promet, pâtes, lentilles et semoule, les mafias amassent les euros se préparant à quitter le navire. Un signe qui ne trompe pas : jamais le dinar n’a été aussi bas, à 1 pour 15 sur le marché parallèle de la devise sous l’oeil complice de l’Etat. Des petits délinquants sont jugés pour le vol d’un portable au tribunal d’Alger, mais sur tous les trottoirs avoisinants, au milieu de la route, des cambistes de fortune, liasses de dinars à la main, invitent les passants : « euros, euros ».
L’Etat est en campagne. Toutes affaires cessantes, les ministres avec gyrophares et gardes rapprochées, sillonnent le pays à toute allure tels des irresponsables au volant. Neuf morts à Ghardaïa et pas un geste solennel, pas l’ombre d’un deuil national. Les palmeraies brûlent, des hommes encagoulés tuent. Qui met en action ces groupes de jeunes « cagoulés »? Pourquoi les laisse-t-on jouer à la guerre pour de vrai à coups de pierres, de barres de fer et de cocktails Molotov? A quel titre ces petits malfrats rendent-ils la vie impossible dans la région alors qu’une campagne électorale suréaliste continue à se dérouler?
« Grande » muette
Traverser Ghardaïa aujourd’hui vous glace le sang. « Khawaridj » peut-on lire sur les rideaux baissés des magasins épargnés par le feu et le vol. « Khawaridj » tel une étoile jaune marquée et marquante sur uniquement les boutiques propriétés de mozabites, accolée à irhal, « dégage ». Ibadites, les mozabites sont ainsi désignés comme étant ceux qui sont sortis du rang, de la communauté des musulmans. Désignés aux meurtres. A tel point qu’en ce début de semaine, après que les violences ajoutent au drame deux nouvelles victimes, la minorité mozabite en appelle à l’armée. Muette, elle est demeurée, mais est-elle grande ?
Toutes les institutions s’avèrent incapables de protéger la vie et les biens des personnes toutes communautés confondues, arabes ou mozabites, et s’avouent incapables de fournir la moindre explication à cette violence inouïe et inédite mais dont on pressent à Ghardaïa, comme dans tout le pays, qu’elle n’est pas étrangère à la campagne électorale pour un quatrième mandat. « Après les élections, cela devrait se calmer » espère-t-on dans la vallée du M’zab où ce qui reste de sagesse s’évertue à appeler au calme les jeunes mozabites condamnés à l’auto-défense et ce, en dépit du déploiement spectaculaire des forces de sécurité et du déplacement du général Hamel, patron de la gendarmerie sur les lieux.
Pendant que l’ancien régime se meurt tel l’automne d’un patriarche sans voix à la télévision, dans cette impuissance apparente les Algériens découvrent, devinent, le nouveau visage du nouveau pouvoir en Algérie paralysant l’Etat et toutes ses institutions : paralysie volontaire ou contrainte par des hommes en cagoule ?
Sous contrôle
Le mot d’ordre de ces nouveaux hommes forts du pays semble être : « gagnons les élections et après on verra » . Le wali (circonscription) a tenu à rassurer que plus de 5 000 agents, auxiliaires d’autorités et fonctionnaires seront mobilisés pour garantir un bon déroulement de l’opération électorale qui sera entourée de toutes les garanties de transparence, peut-on lire dans le Quotidien d’Oran. Selon des informations recoupées, l’Armée Nationale populaire se prépare à déployer 4 000 militaires près de Ghardaïa pour intervenir et assurer la sécurité de la wilaya, « en cas de nécessité. » En cas de nécessité ?! Les urnes, plus précieuses que la vie des êtres humains.
A quoi servent toutes ces forces de police, de gendarmerie, tous ces déploiements militaires si ce n’est pour défendre des Algériens en danger ? Une police si prompte, si efficace pourtant à circonscrire la moindre velléité populaire de contestation du désordre qui s’installe. Qui gouverne aujourd’hui le pays ? En apparence des clowns.
Garde-robe tribale
Pendant que la vallée du m’zab appelle au secours, Ahmed Sellal, directeur de campagne et grande révélation de ce scrutin se déguise, change de coiffure et s’amuse. En Touareg dans le sud, il porte le chèche et la gandoura des hommes bleus sur les hauts-plateaux, le voilà avec le burnous austère des hommes qui portent encore moustache, puis en costume étroit et cravate en ville.
Garde-robe tribale et discours à la carte régionale. A Tiaret, région de tradition équestre, éleveuse de pur sang il déclare « Bouteflika est sur un cheval blanc qui va de l’avant» et pour rester dans la métaphore il ajoute : « vous avec des chevaux on va vous ramener des Mercedes. »
Au pays des chaouias il les insulte, « sans penser à mal » se défend-t-il tout content de sa blague raciste. Croyant s’adresser à la plèbe inculte que son cerveau, quelque peu confus, lui fait apercevoir dans des meetings de fonctionnaires venus sous la menace, il lance : « attention Bouteflika vous regarde avec des jumelles. » Et puisque le jeu n’a pas d’arbitre il peut même risquer : « Et, pourquoi pas en faire un Roi ? » On sait déjà qui sera le bouffon.
En moins amusant nous avons aussi Ahmed Ouyahia. Après avoir été évincé par Bouteflika qui le déteste, le voilà de retour, la rumeur lui prédit un grand avenir de vice-président. En attendant il se redécouvre kabylophone et ne craint plus de parler la langue de sa mère en conférence de presse. Il parle même la langue des terroristes, lui le grand chasseur de la république en danger : « Vous avez raison, leur dit-il en Kabylie, d’être contre le système, mais vous n’avez pas de pays de rechange. » Les jeunes appelés qui crèvent encore dans des maquis menaçants, les entrepreneurs kidnappés avec leurs enfants contre rançon quand ils ne finissent pas égorgés dans des ravins s’en souviendront.
Le déraillement serait-il contagieux ? Auquel cas il aura également contaminé, Amara Benyounes, portant également burnous ou chèche selon les circonstances.
« Que Dieu maudisse ceux qui ne nous aiment pas » s’est écrié cet ancien fondateur du RCD, ce laïc qui en appelait à l’armée pour défendre la république, aujourd’hui à la tête d’un sigle en guise de parti et accessoirement ministre de … Les clowns savent aussi se déguiser en dark vador de burnous. « Ceux qui ne votent pas n’auront pas de logement » surjoue faussement ironique le wali d’Alger au crâne rasé dans un éclat de rire démentiel, repris sur tous les réseaux sociaux. « Odieux chantage », s’indigne Amar Ouali d’El Watan : « La campagne des tenants du statu quo a dangereusement quitté le terrain politique pour s’installer sur celui du marchandage. Une extorsion de voix. C’est devenu une voix contre un bout de terre, un logement, un travail ou un marché. »
En guise de réponse c’est à coup de pots de yaourt qu’Ahmed Ouyahia a été accueilli à Oum El Bouaghi. Dans toutes les villes du pays, la foire ne s’est pas déroulée comme prévue, entre meeting écourtés ou carrément annulés, en dépit du déploiement des forces de sécurité, de l’argent distribué, des fonctionnaires contraints d’aller faire la claque, le maquillage des clowns déguisés commencent à pâlir, chassé par des foules en colère que ces pitreries ne font pas rire.
Sous le maquillage, la langue du bâton
Jamais campagne électorale n’aura déployé un tel cynisme dans un pays pourtant familier des coups de force. Abandonnant tout discours nationaliste et populiste, socle de l’idéologie au pouvoir jusqu’à cette dernière campagne, ils ont pratiqué une nouvelle langue. Celle des nouvelles forces sociales qu’ils représentent. Une langue vulgaire, triviale, à la fois gouailleuse et menaçante. Pour nous parler, ils ont sorti cette langue intime qu’ils utilisaient jusqu’alors dans le cadre feutré de leurs salons pour parler de leurs chauffeurs et de leurs femmes de ménages. « Chaab erkhiss », « peuple de rien », « va nus pieds », « ‘aryens », « tubes digestifs », « ra’i, bergers » qui ne comprennent que le langage de la force. Après la langue de bois, cette campagne électorale historique vient définitivement de donner accès à l’espace public à la nouvelle langue du pouvoir : le bâton. Elle aura même envahi les locaux de l’austère télévision nationale après s’être exercée sur les plateaux des télévisions privées nées avec cette nouvelle ère algérienne et propriété des nouveaux milliardaires algériens qui ne se cachent plus. Les journalistes qui la parlent sont plutôt arabophones. Ils sont sombres comme leurs lunettes de soleil, leurs costumes noirs et ajustés sur des corps musclés et minces, cravate noire de cuir, ils sont beaux comme des traîtres quand ils sont des garçons. Pendant que les filles aux cheveux sombres, aux visages taillés à la serpe, dédaignent le sourire des téléspeakerines. Glaciales, elles mitraillent l’adversaire de questions aussi chaleureuses que celles d’un interrogatoire de police. De fonctionnaires de la propagande pépère, cette nouvelle génération de journalistes est devenue chasseuse de prime. Elle ne s’en cache pas, elle est grassement payée pour faire « le job. ».
« Si vous gagnez les élections vous appellerez au chaos, à la fawda ? » demande dans ce magnifique lapsus une de ces jeunes journalistes de la télévision privée Ennahar à Ali Benflis, le candidat challenger de A. Bouteflika alors qu’il répondait aux questions de la presse sur télévision publique nationale, l’ENTV. Sans se démonter il lui répondra : « Je ne suis pas un homme de pagaille, ma chère enfant, mais si quelqu’un te vole ton bien qu’est-ce que tu fais ? » Avant d’en profiter pour délivrer, yeux dans la caméra, ce message aux téléspectateurs : « « Rejetez la fraude ! La fraude est haram (c’est un pêché). Le faux et usage de faux est haram. Je m’adresse aux walis, aux chefs de daïras ! (… ) Vous avez de la famille, pensez à la préserver.»
Et, c’est sans doute cette séquence, buzz sur les réseaux sociaux, qui aura provoqué les chuchotements du président Bouteflika au ministre des Affaires étrangères espagnol à propos : « du terrorisme à la télévision. »
Ce à quoi répondait le lendemain à Oran, A. Benflis lors de son ultime meeting : « Affabulations. Affirmations infondées, Graves et irresponsables. » et d’ajouter « ils paniquent et ils veulent me faire endosser leur échec. »
Il est à craindre qu’il ne lui feront pas simplement endosser « leur échec » mais tout dérapage après les élections. A. Benflis semble penser que la victoire est encore possible, « je ne suis pas un lièvre » dit-il.
Tomber de rideau
Fin de campagne. Maintenant toute la question est de savoir si les jeux sont faits. Est-ce que, sans surprise, A. Bouteflika sera réélu en dépit de son état de santé ? Ou est-ce que les forces encore au pouvoir, mais écrasées par la machine à élire Bouteflika auquel elles s’opposent, auront les moyens d’imposer les urnes pour trancher dans cette étroite équation Bouteflika contre Benflis ?
Certains l’espèrent encore et en appellent à l’armée, comme Lahouari Addi et Djamel Zenati. À une armée cachée qui serait encore en mesure d’éviter au pays la catastrophe. Appel entendu par le chef de l’Etat-major qui met en garde : « La grande attention que je porte à la sécurisation adéquate, ample et complète du déroulement des élections présidentielles m’incite au cours de cette visite (…) pour rappeler encore une fois à la veille de ce rendez-vous électoral que le peuple algérien(…) saura grâce à la conscience de ses jeunes et à leur éminent patriotisme, dresser un mur solide face à celui qui sera tenté d’exploiter cet important événement national à des fins contraires aux intérêts supérieurs du pays. »
Vous avez dit « patriotisme », mon général ?