Dans la préface du livre qu’il avait signé en 1999 pour le livre de Jean Pierre Tuquoi et Nicolas Beau « Notre ami Ben Ali », Gilles Perrault, écrivain et journaliste, qui vient de disparaitre, décrivait admirablement la réalité de ce que fut le régime de l’ancien dictateur tunisien, Zine Ben Ali, décédé le 19 septembre 2019 en Arabie Saoudite
« La botte de Hitler et le sabot de Mussolini », disait de
Gaulle à Londres. Passer de Hassan II à Ben Ali, c’est aussi
descendre de l’aristocratie du crime à la médiocrité lugubre
d’un voyou de sous-préfecture. Les pays ne sont pas ici en
cause, mais les hommes. Hassan avait une tête ; Ben Ali n’a
que des mains. Le premier, avec tous ses vices, possédait des
qualités, dont l’intelligence. Le second, surnommé « président bac
moins trois » par ses sujets, ne se distingue que par ces réflexes
expéditifs qu’on acquiert dans les casernes.
Un flic morose
L’un fut roi jusque dans ses pires excès ; l’autre n’est qu’un
flic morose imposant à l’un des peuples les plus civilisés du
monde l’encagement dans une dictature gorille.
L’histoire commence par l’avilissement pitoyable et prévisible
(«La vieillesse est un naufrage ») d’un destin hors du commun.
Au terme de trente ans de pouvoir, Bourguiba, le « Combattant suprême »,
Très amoindri, finissait dans un ridicule qui n’excluait pas
l’odieux. « Qui nous délivrera du gâteux ? », soupirait une
Tunisie partagée entre la reconnaissance pour les éminents
services rendus et une compréhensible exaspération. Ce fut
le général Zine el-Abidine Ben Ali, formé à l’école du
renseignement américain, expert en répression policière et
ministre de l’Intérieur avant d’être nommé Premier ministre
par un Bourguiba auquel le grand âge avait fait perdre ses
prudences.
La révolution du jasmin
Le coup d’État en douceur (la « révolution du jasmin »)
se déroule le 7 novembre 1987. Il est accueilli dans la liesse
populaire. Trop longtemps sénile par procuration, la Tunisie
retrouve une adolescence. Rosée bienfaisante de mesures
libérales, prisons vidées, ralliement unanime et enthousiaste
au nouveau régime, le bonheur et la démocratie au
programme : l’avenir est bleu.
Comment ne le serait-il pas ?
Au contraire d’un Maroc, immergé dans l’analphabétisme, rongé par la
misère et devenu au fil des décennies une véritable poudrière sociale
(tel est l’héritage véritable légué à Mohammed VI et le
formidable défi qu’il devra relever), la Tunisie est relativement prospère.
Elle le doit à la sagesse de Bourguiba, qui
sut, dès l’indépendance, opérer les bons choix et ne pas
céder, par exemple, à la tentation de la surindustrialisation
où se perdit sa voisine algérienne. Avec un revenu par tête de
2 000 dollars enconstante augmentation, la Tunisie est sans
doute le pays d’Afrique où la population vit le mieux. »
Ce n’est pas rien.
Le déchainement de la répression
L’état de grâce dure deux ans. Alors que les urnes ne
pouvaient que délivrer un verdict pour lui des plus flatteurs,
Ben Ali verrouille les élections de 1989. Grâce à une fraude
dont la démesure étonne les observateurs les plus rassis, son
parti obtient la totalité des sièges. Lui-même se proclame
élu président de la République avec 99,20 % des suffrages.
« La Tunisie compte donc 0,80 % d’ingrats », s’étonnent les
auteurs. Et, plus sérieusement : « Une occasion historique a
été ainsi ratée. A jamais. » Puis la répression policière
se déchaîne contre les islamistes.
Suspects raflés par milliers, plusieurs dizaines de morts
sous la torture, prisons surpeuplées, familles des détenus
harcelées. Une traque implacable utilisant tous les moyens,
même les pires. Si le remède permettait d’éviter à la
Tunisie l’horreur qui faisait sombrer l’Algérie dans la
barbarie, le macabre jeu n’en valait-il pas la chandelle ?
Ben Ali, bouclier efficace contre l’extrémisme,
ne méritait-il pas absolution ? Les extrémistes
existent, assurément, disposés à l’affrontement armé
avec Bourguiba, mais aussi, dans ce pays de tradition
laïque, où les femmes se virent reconnaître leurs droits dès
1957, une masse de militants prêts à rejoindre une démarche
démocratique. On en trouvait, nombreux,
à la Ligue tunisienne des droits de l’homme, qui n’est pas
exactement une école d’intolérance. L’immense espérance née de
l’escamotage de Bourguiba convainquit la plupart des dirigeants
islamistes de jouer le jeu. À ce moment crucial, , la Tunisie semble
pouvoir devenir le laboratoire d’une intégration possible
d’une partie des islamistes
qui rejettent la violence . Les élections truquées de 1989
puis la répression aveugle font du laboratoire un abattoir
et une geôle. Là encore, une occasion historique a été
manquée. Eût-elle été saisie et réussie que son écho aurait
retenti bien au-delà des frontières du pays.
Le « rempart » contre l’intégrisme
Quant à un Ben Ali acceptant douloureusement de se salir
les mains pour préserver son peuple des fureurs intégristes
— image d’Epinal affichée dans toutes les chancelleries et
acceptée, il faut le dire, par la quasi-unanimité de ceux qui
s’intéressent au Maghreb —, on put en tester l’authenticité
lorsque les démocrates tunisiens furent happés à leur tour
par la machine tortionnaire qu ‘il avait mise en place.
Il n’y a plus l’ombre d’un quelconque péril intégriste,
mais la dictature continue de
tourner à son régime de croisière: presse
asservie, culte de la personnalité porté à un degré que n’eût
pas osé un Ceausescu (40 % du journal télévisé sont
consacrés aux faits et gestes du général-président, selon
l’étude d’un organisme officiel tunisien), police omniprésente,
torture institutionnalisée, justice aux ordres, anéantissement
des libertés publiques, corruption au sommet et
enrichissement scandaleux du clan au pouvoir, harcèlement
des opposants qui ont pu trouver asile en Europe.
Un peuple admirable
Traiter de la sorte un peuple tunisien dont la finesse d’esprit
et le sens de l’humour font l’admiration de tous ceux qui ont
le privilège de le fréquenter, c’est plus qu’un crime : une
faute de goût. Mais le crime existe. Sa trace sanglante constitue le fil
rouge de ce livre terrible. Puisse le lecteur comprendre que
sa responsabilité citoyenne est engagée ! Car le crime
perdure à cause d’une complicité internationale où la
France joue, comme naguère pour le Maroc, un rôle
prépondérant. «Notre ami Ben Ali». Vieille histoire… Au
nom d’un réalisme à courte vue, en vertu d’un économisme
qui sacrifie la liberté des hommes au libéralisme
pour les entreprises, les dirigeants politiques français, de
gauche comme de droite, tolèrent, encouragent et même
subventionnent une dictature des plus crasseuses. Faut-il
répéter, avec les auteurs, que le totalitarisme et la
corruption sont le fumier sur lequel prospère l’extrémisme,
comme on a pu le vérifier en Iran et en Algérie ?
Comment si souvent a-t-on pu dire ici en France, du sommet de l’État au
simple citoyen : « Je ne savais pas. »?
« L’EPOQUE DE BEN ALI, ON ETAIT BIEN »