Lors d’un colloque à La Sorbonne en juin 2001, l’écrivain Sadek Sellam, sous le pseudonyme d’Hamid Lamine, dressait un bilan des responsabilités françaises dans le coup d’état de 1992 qui écartait le président Chadli du pouvoir. Voici le troisème volet de ce texte fondateur
DU BON USAGE DE L’ASSASSINAT DES INTELLECTUELS
Ceux qui approuvaient de bonne foi la politique répressive du Haut Comité d’Etat, mis en place après la destitution du président Chadli, ont commencé à se poser des questions après l’assassinat de Mohamed Boudiaf le 29 juin 1992. Mais la perte de la caution apportée par ce chef historique a été en partie compensée par la réprobation des assassinats d’intellectuels et de journalistes. La couverture médiatique de cette vague a été assurée par les réseaux entretenus par le colonel Zoubir.
Grâce à l’action inspirée et financée par cet officier de renseignement préposé à la communication, et doté de grands moyens pour « vendre » le coup d’Etat aux opinions occidentales, le pouvoir illégitime a pu se faire admettre comme le rempart contre la « barbarie islamiste », à laquelle les communiqués officiels attribuaient systématiquement les meurtres de l’écrivain-journaliste Tahar Djaout, du dramaturge Abdelkader Alloula, du sociologue M’hamed Boukhobza, du professeur Djilali Liabès ou du pédiatre Belkhenchir, pour ne citer que ceux-là.
Des éradicateurs très actifs
L’intelligentsia parisienne a réagi par la création du CISIA, le Comité International de Soutien aux Intellectuels Algériens, qui aura servi surtout à diffuser les appréciations de réfugiés algériens, souvent moins soucieux d’exactitude que d’auto-victimisation calculée, servant à obtenir des demi, voire des tiers de poste. Le plus « éradicateur » des premiers ministres, R. Malek, a félicité ce comité, sans doute en raison de l’efficacité avec laquelle il a diffusé les thèmes du colonel Zoubir. Selon des informations précises et jamais démenties par l’intéressé, l’espèce de super-ministère dirigé par cet officier de renseignement – qui a expérimenté les méthodes de conditionnement de l’opinion bien avant les experts de l’Otan durant la campagne du Kosovo du printemps 1999 – a pu mettre au service de sa propagande le directeur d’un hebdomadaire parisien souverainiste, qui s’est spécialisé dans le négationnisme en temps réel et le soutien à toutes les répressions menées par les dictatures nationalistes. Ce journal, capable de soutenir une thèse et son anti-thèse en fonction de ses seuls besoins financiers, aurait fait faillite s’il n’avait perçu d’importants subsides algériens [16] . La propagande de cette structure de manipulation a été servie également par un grand nombre d’universitaires algériens réfugiés en France, beaucoup moins bien rémunérés pour leur rôle d’informateurs de la recherche française sur l’Algérie et le Monde arabe contemporains, recherche qui produisait peu.
La télévision publique n’a pas été insensible aux effets de ces campagnes. Et il est arrivé aux chaînes de service public de programmer des émissions commandées par l’ambassade d’Algérie [17] .
Certains anciens porteurs de valises ont créé la revue Pour ! afin de soutenir l’éradication. Ils reconnaissent avoir été les invités du colonel Zoubir, et ne démentent pas les informations sur les aides financières apportées par le régime d’Alger à leur action [18] .
C’est Saïd Sadi, le chef du petit parti berbériste soutenu ouvertement par l’ambassade de France à Alger, et Khalida Messaoudi, une ancienne militante féministe promue par l’ambassadrice Mme Audibert, qui ont été les plus actifs propagandistes en France. Le premier s’est vu offrir plusieurs voitures blindées par le ministre de la Défense du gouvernement Balladur[19] . La seconde a été consultée par le ministre de l’Education, F. Bayrou, sans doute désireux de remédier aux inconvénients du soutien mécanique de la mosquée de Paris à la circulaire interdisant aux collégiennes musulmanes le port du foulard. Elle a été programmée en un temps record pour passer à l’émission « l’Heure de Vérité ». En l’aidant à publier un livre d’entretiens, Elisabeth Chemla a surtout contribué à faire connaître les idées du colonel Zoubir, matinées de berbérisme et de revendications féministes. La journaliste Malika Boussouf a, pour sa part, réussi à mettre la logique verbale de l’ancien « nouveau philosophe » André Gluksman au service des thèses de l’officier communicateur. Sans oublier le rôle de Paul-Marie de la Gorce, qui a ouvert les colonnes de Jeune Afrique et de Défense Nationale la thématique putschiste.
Une coopération policière décisive
Pendant que l’opinion subissait tout ce conditionnement, le gouvernement Balladur a consolidé la coopération policière franco-algérienne. Celle-ci était déjà assez étroite depuis le début des années 80 et elle a été d’un apport décisif dans un affrontement où le renseignement permettant l’infiltration et l’intoxication préalables à la manipulation est devenu aussi précieux que du temps des colonels Godard et Trinquier, auxquels Guy Mollet et François Mitterrand avaient confié les pouvoirs de police à Alger. Au nom de cette primauté du policier sur le politique et le diplomatique, l’Algérie est devenue le domaine réservé du ministre de l’Intérieur. Celui des Affaires Etrangères a été voué à un rôle de diplomatie déclarative préconisant verbalement la paix et s’en tenant à une neutralité apparente. En fait, la France a pris fait et cause pour la politique d’éradication avec son cortège d’internements massifs et arbitraires, d’exécutions sommaires à grande échelle, de généralisation de l’usage de la torture et d’enlèvements sur la base de vagues soupçons ou de délation mensongère.
Dans une réunion fermée pour hauts-fonctionnaires, un conseiller de C. Pasqua, qui était au courant de toutes ces pratiques, a expliqué en novembre 1994 qu’il était dans l’intérêt de la France d’aider les militaires algériens à gagner cette guerre [20] . Cet appui lui semblait conforter le soutien qu’aurait apporté aux putschistes la « petite-bourgeoisie francophile ». Ces appréciations plutôt subjectives étaient formulées au moment où les partisans de « l’éradication » avaient toujours peur des élections (non truquées). L’orateur, qui avait été mêlé à la « pacification » de la Kabylie à la fin des années 50, misait également sur de nouveaux leaders, comme S. Sadi, avec lesquels la France s’entendrait mieux qu’avec les caciques du FLN, à qui il reproche volontiers leur attachement aux souvenirs de la guerre de 1954-1962, tout en acceptant l’anamnésie à propos de la Shoa, pourtant plus lointaine.
Le gouvernement Balladur joignait le geste à la parole et donnait suite aux demandes algériennes en fournissant du matériel militaire sophistiqué. Il n’a pas ménagé sa peine en aidant les généraux à mettre toutes les chances de leur côté. L’aide dans le domaine de l’électronique et en hélicoptères spéciaux (pouvant surveiller les montagnes la nuit) a été consolidée par l’amélioration de la coopération des polices. Malgré la rétention de l’information dans ces domaines sensibles, la partie de la presse qui résistait à l’intoxication, ou qui était obligée de répercuter les révélations des médias anglo-saxons, a fait état de l’entrée en France d’un grand nombre d’agents de la Sécurité Militaire algérienne, avec l’autorisation du ministère de l’Intérieur [21] . Celui-ci a ordonné les premières rafles anti-islamistes après avoir accepté l’organisation du faux enlèvement des époux Thévenot, les deux agents consulaires français d’Alger dont le rapt avait été attribué aux islamistes. Selon les révélations faites quelques années plus tard par le très renseigné Maol (Mouvement des Officiers Algériens Libres), ce sont les services algériens qui ont organisé cet enlèvement, en accord avec un émissaire de C. Pasqua, qui avait demandé de créer un prétexte pour justifier des arrestations d’islamistes autrement que par le délit d’opinion. C’est quand les officiers chargés de se faire passer pour des islamistes se sont mis à boire de l’alcool au milieu de la nuit que leurs « otages » ont découvert la mise en scène. Le témoignage des époux Thévenot a été refusé aux avocats des prévenus islamistes raflés en France [22] . Une bonne partie d’entre eux ont bénéficié d’un non-lieu et la Cour de Cassation a ordonné l’indemnisation des innocents, dont la détention préventive a duré plus de trois ans. L’acceptation d’arrêter sans discernement les personnes dont les noms avaient été communiqués par des officiers algériens coûte assez cher au contribuable français.
A l’occasion de ces vagues d’arrestation, des étudiants en situation régulière ont été transformés en sans-papiers, mis dans l’impossibilité et de se réinscrire et de quitter la France. Ils ont commencé par être menacés d’expulsion vers l’Algérie, où ils auraient « disparu » assez facilement. Puis la police les relâche en leur demandant de la renseigner sur leurs camarades non découverts. C’est à cette condition qu’ils peuvent espérer récupérer leurs papiers d’identité. Ceux qui refusent ce chantage depuis cinq ans sont devenus des sans-papiers sans jamais avoir été des clandestins de leur fait [23] .
Le MAOL accusé d’islamisme
Par ailleurs, certains anciens prévenus affirment avoir été arrêtés grâce à la complicité d’agents d’infiltration se faisant passer pour des islamistes [24] . Certains parmi ces faux militants ont été recyclés par les organisations islamiques que le ministère de l’Intérieur a admis comme interlocuteurs pour « l’organisation » de l’Islam en France.
Le Maol a également révélé le recrutement par une police française de plusieurs dizaines de policiers algériens qui avaient été incités à émigrer par leur hiérarchie, en accord avec l’ambassade de France [25] . La presse algérienne qui avait mis ses bonnes plumes au service du colonel Zoubir, après avoir recruté d’anciens officiers de renseignement rendus à la vie civile pour « aider les journaux libres », a essayé de disqualifier les créateurs du Maol en les accusant d’être des islamistes. En France, il s’est trouvé des journalistes qui renoncent à l’esprit critique dès qu’il s’agit de l’Algérie pour reprendre à leur compte les thèmes de cette propagande[26] .
En fait, le site du Maol reproduit des informations confidentielles détenues par d’anciens officiers de renseignement qui avaient été proches des généraux-majors durant les premières années de la manipulation des opinions et de l’infiltration des islamistes. Leur crédibilité est devenue telle que le Quai d’Orsay les a « approchés » ensuite pour jauger leur influence au sein de l’armée afin de savoir si ce mouvement pouvait être une alternative aux putschistes de 1992 devenus très difficilement défendables. Le site Internet du Maol est devenu alors une source que l’on pouvait citer. De fait, le risque d’être induit en erreur par cette référence est plus faible qu’à la lecture des éditorialistes inféodés, ou des politologues qui se trompent régulièrement.
[17] Entretien avec l’ancien réalisateur de télévision A. O.
(L’auteur a tenu à respecter le désir d’anonymat des interlocuteurs qui ont bien voulu l’aider à voir clair, en les désignant par leurs initiales.)
[18] Entretien avec J.-J. Porchez, le directeur de Pour!.
[19] Ces informations, qui n’ont pas été démenties, ont été publiées en juillet 1995 dans la revue kowéïtienne Al Mujtamaa que renseignent sur l’Algérie les militants du Hamas de Mahfoud Nahnah. En se déclarant plus proche de S. Sadi que de A. Madani, ce cheikh s’est mis en mesure de recueillir les confidences sur le RCD, et de rendre service à ceux qui cultivent l’exactitude de l’information, fût-elle gênante pour ses alliés du moment. Ces deux micro-entités ont pour atomes crochus la crainte des élections libres et leur acceptation des truquages électoraux qui leur permettent d’être sur-représentées au Parlement, quand les « décideurs » le veulent bien.
[20] Il s’agit de J.-C. Barreau, un ancien prêtre devenu conseiller pour l’immigration de C. Pasqua, après avoir été un collaborateur de F. Mitterrand, puis directeur de la Coopération à l’ambassade de France à Alger où il a été à l’origine de plusieurs incidents.
[21] Cette coopération policière a été ébruitée en 1994 dans plusieurs hebdomadaires.
[22] Claudia Marinaro, Le glissement des jeunes issus de l’immigration maghrébine dans les réseaux présumés islamistes, mémoire de DEA, IEP de Paris, septembre 2000. Après avoir rencontré les avocats des prévenus islamistes du réseau Chalabi notamment, ainsi que les magistrats instructeurs, l’auteur examine sérieusement la thèse de la manipulation qui avait précédé ces coups de filet. Les avocats lui ont fait part de leur intime conviction concernant la manipulation que conforte le refus par les juges du témoignage des époux Thévenot. Les conclusions de cette recherche, dont l’auteur a été félicitée par Rémi Leveau, n’ont pas été du goût de G. Kepel qui s’obstine à faire croire à un péril islamiste en France en faisant des conférences sur le thème: « Ethnies, croyances, violences » .Cela n’empêche pas cet audacieux islamo-futurologue d’annoncer ostensiblement à Alger la fin définitive de l’islamisme. Vérité en-deçà de la Méditerranée, erreur au-delà ?
Par ailleurs, le refus de la justice française d’autoriser le témoignage des époux Thévenot faisait suite à celui des magistrats algériens qui refusèrent d’entendre la veuve de T. Djaout au procès des assassins présumés de son mari. Le portrait qu’elle fait du véritable assassin est sensiblement différent de celui du prévenu.
[23] Entretien avec M.D., qui, après avoir réussi à obtenir toutes les U.V, se trouve encore dans l’impossibilité de terminer sa maîtrise de sociologie en raison de la séquestration de ses papiers au centre de rétention de Vinonnes.
[24] Entretien avec A. B., un ancien prévenu relaxé. Celui-ci précise qu’un faux islamiste fournissait en armes et en renseignements le réseau qui préparait en 1995 l’assassinat à Paris du général Ataillia. Cet ancien agent de manipulation a pu participer par la suite aux réunions organisées par le Ministère de l’Intérieur en vue de la création, toujours retardée, d’un introuvable « Conseil Français du Culte Musulman ». Cela en dit long sur les véritables intentions des pouvoirs publics dans le domaine de la « représentation » de l’Islam en France.
[25] Révélations du MAOL et entretien avec M S., un des rares inspecteurs algériens à avoir décliné l’offre de recrutement par une des polices françaises.
[26] Les écrits de Farid Aïchoune dans le Nouvel Observateur et ceux de S. Zéghidour dans La Vie n’auront été qu’une reproduction, avec de légères modifications, de la thématique développée par la presse algérienne dite libre. Il en est de même des émissions sur Arte de Khaled Melha, qui discute rarement les avis des journalistes algériens devenus éradicateurs après être passés par la IV° Internationale.