Le séisme politique qui a secoué le monde arabe ces dernières années a consacré un peu trop vite la victoire du Qatar, ennemi juré de l’Arabie saoudite, fer de lance du « printemps arabe » et principal soutien des frères musulmans en Tunisie et en Egypte. Aujourd’hui, le vent tourne. Les revers cinglants essuyés par les mouvements islamistes annoncent la contre offensive du royaume saoudien. L’Afrique sub-saharienne et le Maghreb, minés par l’absence d’Etat et les inégalités, en sont le théâtre privilégié
Indifférent aux premiers souffles du fameux printemps arabe, le Royaume saoudien va réagir aux soubresauts que connaissaient les pays frères avec un sens aigu de l’hospitalité. Le chef de l’Etat tunisien, le général Ben Ali, chassé du pouvoir le 14 janvier 2011, trouve accueil et réconfort auprès de feu son ami le prince Nayef, alors ministre de l’Intérieur. Le Royaume wahhabite manifeste de grands égards envers Hosni Moubarak, chassé du pouvoir en Egypte. Dès que les premiers grands mouvements populaires se produisent sur la place Al-Tahrir, le roi Abdallah Ibn Saoud téléphone immédiatement au président égyptien pour lui témoigner de son total soutien. Durant cet échange, le monarque saoudien stigmatise « les contestataires qui instillent leur haine destructrice ».
Attention au « diésel » saoudien !
C’est peu dire que le Royaume saoudien témoigne d’une haine viscérale contre « le vilain petit Qatar », qui aura été le bras armé financier des soulèvements successifs du printemps arabe. A Ryad, on ne parle ironiquement que de « l’Empire » à propos du minuscule Emirat. Malheur au printemps arabe ! Place à la contre attaque !Le roi Abdallah se sent doublement défié. Traditionnellement méprisé par ses voisins, le Qatar revendique désormais un leadership dans la région du Golfe. Surtout, l’Emirat prétend prendre la place d’enfant chéri des Américains. Or cette place, ce sont les Saoudiens qui l’occupent depuis 1945. La rencontre historique au bord du croiseur Quincy, entre le fondateur du Royaume, Abdelaziz Ibn Saoud, et le président américain, Franklin D.Roosevelt avaient scellé l’alliance : le pétrole saoudien contre l’assurance vie américaine.
La contre offensive du roi Abdallah, 90 ans, ne sera pourtant pas immédiate. L’Arabie Saoudite est une gérontocratie de type diésel, qui prend du temps pour se mettre en mouvement. « L’armada saoudienne, une fois lancée, peut aller fort loin. Ce qui n’est pas le cas du Qatar, petit, souple et rapide, mais qui n’est pas forcément doué pour le marathon », note le chercheur Naoufel Brahimi El Mili dans son ouvrage « le printemps arabe, une manipulation ? ». Avec ses réseaux salafistes, son coffre fort et ses alliances traditionnelles, la contre attaque du Royaume est spectaculaire. Au Maghreb comme en Afrique, les Saoudiens sont devenus des acteurs majeurs du jeu politique et religieux. Et cela sans que la diplomatie française et européenne, à la recherche de la manne financière saoudienne, s’en alarme particulièrement. Peu importe que Ryad, ce Royaume des ténèbres, véhicule des valeurs morales moyennageuses. Le coffre fort est bien rempli !
Soutien des djihadistes
C’est au Mali notamment qu’on a vu en œuvre, ces dernières années, l’influence des réseaux islamistes rétrogrades financés par les Saoudiens et fort proches des jihadistes violents. L’homme de Ryad à Bamako n’est autre que l’Imam Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil Islamique (HCI) qui prône un Islam wahhabite. Du genre à créer un atelier sur « les conditions raisonnables d’application » de la Charia. Du genre encore à acheminer des convois humanitaires en direction des groupes djihadistes durant les dix mois d’occupation du Nord Mali. Durant les événements dramatiques du Nord du Mali qui vont provoquer l’intervention française, la complicité du Haut Conseil Islamique, financé par Ryad, avec les rebelles du Nord Mali ira beaucoup plus loin que des aides humanitaires. Le dimanche 29 juillet 2012 au matin, les responsables d’Ansar Dine ordonnent de lapider un homme et une femme. Aux lendemains de ce rituel barbare, qui a inspiré le film du mauritanien Abderramane Sissiko présenté au Festival de Cannes cette année, l’Imam Dicko se déplace à Gao pour rechercher la voie d’un compromis avec les leaders des groupes jihadistes. « En janvier 2012, deux jours avant le début de la rébellion touareg, Mahmoud Dicko s’est déclaré en faveur d’une République islamique au Mali, si les maliens le désirent, explique Gilles Holder, anthropologue au CNRS. C’est la première fois qu’une telle personnalité intervenait sur le sujet ». La plus grande mosquée du pays, construite sur les bords du fleuve Niger sera fiancée par des fonds venus du Golfe.
Au Nigeria, le mouvement terroriste Boko Haram, qui vient de se livrer au rapt de 220 jeunes filles, apparaît bien comme « un monstre utile », financé notamment par Ryad. La médiatisation de ces jihadistes permet d’affaiblir encore d’avantage le pouvoir central de Lagos, pieds et mains liés aux intérêts occidentaux, notamment au sein de l’OPEP. « Dans un tel contexte, explique Alain Chouet, ancien haut responsable des services français, il n’est pas surprenant que l’on évoque avec de plus en plus de précision les allers-retours, entre Ryadh et Kano, de porteurs de valises remplies de beaux dollars chargés de soutenir l’action du Robin des Bois du Califat de Sokoto, ce sultanat djihadiste et esclavagiste (…). On a vu des valises identiques avec des porteurs différents se promener un peu partout (Soudan, Afghanistan, Libye, Syrie, Mali, Tunisie, etc.) dans les endroits où l’Arabie ou le Qatar le jugeaient utile à leurs intérêts.»
La diplomatie du chéquier
Dans d’autres pays comme le Tchad, la Mauritanie ou le Sénégal, la force de frappe des Séoudiens est avant tout financière. Dans l’entourage du président tchadien Idriss Deby on retrouve un dénommé Abakar Tahir Moussa, surnommé Almanna, du nom du groupe dont il est PDG. Cet homme d’affaires est un membre influent du parti au pouvoir au Tchad, le Mouvement patriotique du salut. Avant de s’imposer dans l’entourage du président, il a passé une grande partie de sa vie en Arabie Saoudite et aurait grandi à Ryad. Encensé par un portrait dans le numéro spécial sur le Tchad du magazine « Jeune Afrique », dans lequel il est aussi annonceur, Almanna est au Tchad ce que Rafic Hariri était au Liban, un businessman politisé bien connecté. A N’Djamena, la capitale tchadienne, son groupe s’est vu confier plusieurs grands chantiers officiels dont des ministères mais surtout la grande télévision nationale. Petite main des relations tchado-saoudiennes, il est notamment très proche de la communauté tchadienne de Médine qui l’a récompensé pour « toutes ses aides ».
Après le Tchad, la Mauritanie n’est pas le dernier pays à profiter de la manne financière saoudienne. Ainsi la Banque Islamique de Développement (BID), bras armé financier du Royaume, finance à fonds perdus de nombreux projets, dont l’extension de la centrale électrique à Nouakchott. Cette proximité entre Ryad et Nouakchott explique les liens difficiles que le pouvoir mauritanien entretient avec le mouvement Tawassoul, certes d’obédience islamiste, mais proche du Qatar, comme l’explique un correspondant de « Mondafrique », Kaci Racelma. En témoigne la déclaration attribuée le décembre 2013 au ministre mauritanien de la Santé, Ahmedou Ould Hademine Ould Jelvoune, lors d’un meeting de l’UPR, le parti du président mauritanien : « Les frères musulmans échoueront en Mauritanie et en Turquie, comme ils ont échoué dans d’autres pays ».
Le relais des Fondations
Au Sénégal, les Saoudiens étaient au mieux avec l’ex président Wade. Alioune Aïdara Sylla, le plus proche émissaire sénégalais du roi Abdallah avait été arrêté en décembre 2012 à l’aéroport de Dakar lors de sa descente d’avion en provenance de Dubaï. Il était en possession d’un chèque de 2,5 milliards de CFA au nom d’Abdoulaye Wade. Depuis, le climat est nettement moins bon entre Dakar et Ryad. L’actuel chef d’Etat, Macky Sall, a été reçu par l’émir à Doha, en février dernier, grâce à l’entremise de l’homme d’affaire franco-marocain Richard Attias, l’époux de Cecilia. Les Qataris lui ont promis monts et merveilles, ce qui a fortement déplu à Ryad. Il reste que depuis le milieu des années 1980 est apparue au Sénégal une myriade d’associations et d’organisations islamistes d’inspiration wahhabite: « Al-Falah », mouvement ouvertement wahhabite financé par des donateurs saoudiens; « l’Istiqamat », organisation concurrente agissant sur le même terreau idéologique, avec des fonds eux aussi saoudiens. De même au Niger, un fort mouvement de réislamisation est financé depuis une vingtaine d’années par les Saoudiens. On assiste à la multiplication des mosquées, universités, associations islamiques, centres de santé, médias, qui sont liés au mouvement dit « réformiste ». Autant d’initiatives financées par l’Arabie saoudite, à travers la « zakat » (aumône), qui témoignent de l’influence grandissante de cette puissance dans le pays. Le pèlerinage à la Mecque connaît par ailleurs un engouement de plus en plus important chez les Nigériens.
Des alliances traditionnelles
A l’exception de la Tunisie, où le Qatar joue un rôle déterminant auprès des dirigeants islamistes du mouvement Ennhadha, le Maghreb est sous influence saoudienne. Le roi Abdallah Ibn Saoud, qui passe ses vacances dans sa somptueuse propriété marocaine, est régulièrement consulté par Mohamed VI. La plupart des princes saoudiens ont une affection particulière pour le Royaume enchanté marocain où ils cultivent des liens nombreux, y compris familiaux. A l’exception du dossier syrien, où ils sont manifestement en désaccord, Alger et Ryad partagent la même hostilité face aux changements provoqués par le printemps arabe. En Libye notamment, les deux pays semblent soutenir l’ascension du nouvel homme fort, le général Khalifa Haftar, adoubé par les Américains. En Afrique francophone comme en Egypte ou dans le Golfe, il est difficile de jouer trop longtemps avec « les moustaches du lion », selon l’image utilisée par un dicton arabe à propos du Royaume.