S’il y a bien un journaliste français qui connaît l’Afrique comme sa poche, c’est Antoine Glaser ! Rédacteur en chef pendant trente ans de la revue de référence « la Lettre du Continent », il a longtemps démêlé et analysé les « réseaux » d’influence de la France en Afrique. Dans un nouvel essai au titre audacieux, « AfricaFrance » (Fayard), il revenait en 2014 pour expliquer comment le rapport de force s’est inversé, faisant de la France l’obligée des dirigeants africains passés maîtres du jeu.
Son propos face à Mondafrique que nous reproduisons est toujours d’actualité
Mondafrique : Dans un de vos livres vous décrivez la vision d’une Afrique soumise à la France comme un « leurre », véhiculé en grande partie par la notion de « Françafrique ». Pouvez-vous expliquer ?
Antoine Glaser : Les réseaux d’influence français en Afrique ont bel et bien existé. Mais c’est l’idée selon laquelle les dirigeants africains seraient de simples marionnettes aux mains de la France qui est erronée. Pendant la Guerre froide, la métropole cooptait les dirigeants africains. Une fois au pouvoir, ces derniers donnaient à Paris la priorité pour l’exploitation des matières premières présentes sur leur territoire, à un prix politique, en échange de leur impunité et de leur maintien au sommet de l’Etat. Les dirigeants français acceptaient alors toutes leurs turpitudes et fermaient les yeux sur les revendications de l’opposition. Le monde occidental voyait d’un œil bienveillant la main mise de la France sur son pré carré africain qui empêchait que les matières stratégiques ne tombent pas aux mains de l’URSS. Déjà pourtant à cette époque, plusieurs signes laissent voir que ce rapport de force n’est pas à sens unique. Au fur et à mesure, c’est avant tout un système d’échange de services qui se met en place entre l’ancienne puissance coloniale et sa « chasse gardée ». Longtemps, les caisses du parti gaulliste dépendaient largement des financements africains. Même chose pour les « Monsieur Afrique » des grandes entreprises françaises comme Elf dont l’enrichissement personnel et le maintien à des postes d’influence étaient indexés au bon vouloir des dirigeants africains. Prétextant régulièrement la « raison d’Etat », les responsables français ont de moins en moins touché au pouvoir des présidents africains. Peu à peu, l’ancien président du Congo, Omar Bongo, et l’ancien président ivoirien Felix Houphouët-Boigny sont ainsi devenus à bien des égards, les principaux sculpteurs de la politique africaine de la France. Pour preuve, à la moindre difficulté dans un pays voisin du Congo, la France faisait appel à Bongo qui décrochait sont téléphone, distribuait des mallettes pour calmer les véléités des opposants politiques etc. En échange, la France le laissait piquer dans la caisse et lui assurait le fauteuil présidentiel. Le rapport du « faible » au « fort » n’est donc pas forcément celui qu’on croit.
D’ailleurs, à partir de 1989, ce supposé rapport de soumission de l’Afrique à la France postcoloniale fléchit encore davantage. Des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde mais aussi certains pays européens qui soutenaient jusqu’alors Paris dans le maintien de son quasi monopole ont fait leur entrée sur le continent, concurrençant la France sur des marchés qu’elle dominait à 50 ou 60%. Mais ces quinze dernières années, marquées en plus l’arrivée de la crise économique, on assiste à un vrai renversement dans les relations de pouvoir entre la France et l’Afrique. Les dirigeants africains sont dans une position de maitrise et d’indépendance totale vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. D’autant qu’ils ont désormais le monde entier dans leur salle d’attente.
Mondafrique : Comment cela se traduit-il concrètement dans les rapports diplomatiques entre Paris et ses anciennes colonies africaines ?
A.G. : Aujourd’hui la France est devenue l’obligée de plusieurs chefs d’Etat africains auxquels elle semble avoir fait allégeance. Le président du Tchad, Idriss Déby, est un bon exemple. A la fin des années 1980, il est devenu le protégé de Paris contre son adversaire Hissène Habré accusé d’être devenu l’allié des américains en autorisant l’implantation d’opposants au colonel Kadhafi dans le sud du pays. Une manœuvre qui contrevenait aux accords secrets passés à l’époque entre Mitterrand et « le Guide ». Véritable chouchou de l’armée française placé au sommet de l’Etat en 1990 par la DGSE, Déby s’est rendu depuis, aussi indispensable qu’intouchable. En menaçant Paris à plusieurs reprises de fermer la base militaire française de N’Djamena, il a pu se maintenir au pouvoir et faire disparaître son principale opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh en février 2008 sans recevoir de critiques. Les militaires français ont par ailleurs largement bénéficié du soutien de l’armée tchadienne pendant la guerre au Mali, notamment dans le massif des Ifoghas, au nord. Difficile, dans ces conditions, de reprocher au président tchadien de s’être comporté en véritable « pompier pyromane » dans la région. Après avoir soutenu l’arrivée de François Bozizé au pouvoir en Centrafrique en 2003, et l’avoir fait chuter en 2013, le « faiseur de roi » tchadien est devenu un appui de taille pour Michel Djotodia, l’ancien chef des rebelles de la Séléka qui a récemment mis le feu aux poudres dans le pays. Côté français, silence dans les rangs. Et pour cause. Si l’armée souhaite lancer une intervention au sud de la Libye, elle aura besoin des militaires tchadiens. Bien équipés, ce sont pour la plupart d’anciens rebelles du nord réputés pour être d’excellents combattants. Avec l’argent du pétrole, l’armée de Déby ne cesse de se renforcer. Elle s’est notamment récemment dotée de deux hélicoptères biélorusses et de missiles Milan. Un allié décidément incontournable dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, que la France n’a pas intérêt à se mettre à dos.
Dans la zone saharo-sahélienne justement, les chefs d’Etats africains se sont rendus incontournables sur un autre dossier : la libération des otages français. La famille Moulin-Fournier et le père Georges Vandenbeusch, détenus au Nigéria jusqu’en avril et décembre 2013, ont été relâchés avec l’entremise du président camerounais Paul Biya. Il a pour cela fait libérer des détenus de droits commun condamnés pour de petits trafics d’armes et mobilisé des chefs religieux pour jouer les intermédiaires. Les présidents nigérien et burkinabé Mahamadou Issoufou et Blaise Compraoré ont quant à eux été à la manœuvre pour la libération des otages français d’Arlit, au nord du Niger, en octobre 2013.
Enfin, sur le plan diplomatique, la France a toujours eu besoin de s’assurer les voix de ses « satellites » africains dans les différents organes internationaux. Elle y a d’ailleurs toujours disposé d’un bloc de 14 ou 15 pays africains votant en sa faveur comme un seul homme. Sans ces voix, la France n’aurait jamais pu obtenir l’autorisation de poursuivre ses essais nucléaires dans le pacifique contre l’avis de la Nouvelle Zélande ni de conduire la guerre d’Algérie contre l’avis des Etats-Unis. Paris mobilise aussi ces Etats pour faire voter les résolutions qu’elle souhaite voir adopter. On l’oublie souvent mais lors des débats sur le lancement de la guerre en Irak une bagarre intense a eu lieu entre Condolezza Rice et Dominique de Villepin pour convaincre l’Angola et le Cameroun de s’allier à leur cause. Encore plus fort, les dirigeants du pré carré français se sont mobilisés pour voter en bloc en faveur de la nomination de Boutros Boutros-Ghali contre l’avis des américains à la tête du secrétariat des nations unies en 1992. A l’époque, c’est l’ancien président ivoirien Houphouët-Boigny lui-même qui, depuis le bureau de Roland Dumas au Quai d’Orsay, a appelé personnellement tous ses homologues pour les enjoindre de voter pour le candidat de Paris. Même scénario pour l’élection de Christine Lagarde à la tête du FMI en 2011. Difficile dans ces conditions de demander des comptes aux dirigeants des ces pays sur la gestion de leurs finances publiques… Cette exception française ne laisse pas d’intriguer les pays qui briguent aujourd’hui un siège permanent au sein d’un Conseil de sécurité élargi. A l’ambassade du Japon en France, les experts africanistes planchent sur les réseaux français en Afrique dans l’espoir de s’assurer un jour, eux aussi, un bloc d’influence permettant d’accéder à la plus haute instance de l’ONU. Il s’agit aussi bien entendu pour Tokyo de riposter contre l’influence grandissante de la Chine en Afrique.
Mondafrique : Par quels moyens les chefs d’Etat africains exercent-ils leur influence directement sur le monde politique français ?
A.G. : En France, il existe des lobbies africains classiques à l’américaine. Mais surtout, de plus en plus de diplomates, hauts fonctionnaires et militaires à la retraite se mettent aujourd’hui au service des chefs d’Etat africains. Un épisode récent que je décris dans mon livre est très révélateur de ce nouveau phénomène de « pantouflage », c’est-à-dire de passage dans le privé. En janvier 2012, l’ancienne métropole se met en branle et organise une véritable cérémonie d’allégeance en l’honneur du tout nouveau président ivoirien Alassane Ouattara en visite d’Etat à Paris. Dans les salons de l’ambassade ivoirienne, il décore de l’ordre national de la Cote d’Ivoire les conseillers diplomatiques de l’Elysée, plusieurs anciens ambassadeurs à Abidjan et tous les responsables du dossier Côté d’Ivoire au Quai d’Orsay. L’ancien ambassadeur Jean-Marc Simon est de la partie. Quelques semaines plus tard, il devient conseiller de Ouattara. Même récompense pour l’ancien directeur de la coopération de sécurité et défense au Quai d’Orsay, engagé dans l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, le général Bruno Clément Bollée. A titre privé, il est nommé fin décembre 2013, conseiller du président et chargé de la restructuration de l’armée ivoirienne. De même au Cameroun, le général Emmanuel Beth, ex-commandant de la force Licorne et ambassadeur de la France à Ouagadougou en 2010 est devenu le « Monsieur Afrique » d’un cabinet de lobbying et d’intelligence stratégique très en cours auprès de la présidence : ESL network France. Le palais d’Etoudi, où siège Paul Biya, est aujourd’hui « sous contrat d’accompagnement stratégique » avec ESL holding. Une vraie revanche pour ces présidents africains devenus les vrais patrons !
Mondafrique. Aujourd’hui, à part la France, aucune puissance occidentale ne possède de bases militaires sur le continent africain, à part à Djibouti. N’est-ce pas là encore le signe d’une permanence de la puissance française en Afrique ?
A.G. : Il est vrai que cela reste une exception. Les installations militaires allemandes ou américaines à Djibouti sont d’ailleurs avant tout tournées vers le Moyen-Orient, et non vers l’Afrique. Mais finalement pour la France, le besoin de maintenir des bases militaires en Afrique n’est-il pas aussi une marque de dépendance ? A l’évidence, ces installations ne servent pas qu’à garantir la protection des ressortissants français. En Centrafrique par exemple, on compte 600 binationaux pour 1600 soldats présents sur place. Donc, justifier le maintien d’une base militaire à proximité pour cette raison n’a pas de sens. En réalité, cette présence permet à la France de préserver ses intérêts économiques et stratégiques sur le continent et, en prime, de se maintenir au Conseil de sécurité de l’ONU. Forts de cette dépendance de l’ancienne métropole à leur égard, les dirigeants africains peuvent tirer beaucoup de ficelles et faire fléchir les dirigeants français sur plusieurs dossiers…
Nombre d’entre eux mènent déjà les français par le bout du nez. Aucun doute, le vrai patron dans la tour Elf et dans la tour Bolloré à Paris, c’est bien le président congolais Denis Sassou Nguesso. Dans mon livre, je décris d’ailleurs comment, lors de sa visite officielle à Brazzaville en mars 2009 Nicolas Sarkozy lance aux opposants congolais : « Total me dit : c’est Sassou. Bolloré me dit : c’est Sassou. Vous voulez que cela change. Soyez intelligents. Vous n’avez qu’à vous organiser ! » Honnêtement… qui maraboute qui ? Dans un environnement mondialisé, les dirigeants africains sont plus que jamais les maitres des relations entre la France et ses anciennes colonies. L’ex métropole a davantage besoin d’eux qu’ils n’ont besoin d’elle.