Jeudi 6 novembre, des cérémonies ont eu lieu en Côte d’Ivoire en mémoire des victimes du bombardement du camp français de Bouaké au centre du pays en 2004. Neufs soldats français et un citoyen américain avaient été tués lors de cette tragédie dont les circonstances obscures mettent en cause la responsabilité de la France. Dix ans plus tard, les commanditaires de l’attaque n’ont toujours pas été identifiés et les familles des victimes jamais indemnisées. Philippe Duval, journaliste indépendant, ancien chef de service politique étrangère au « Parisien » et fin connaisseur de l’Afrique revient sur ce sombre épisode de la « Françafrique ».
6 novembre 2004, vers 13h20, deux Soukhoï de l’armée ivoirienne fidèle au président Gbagbo, qui viennent de survoler à très basse altitude le camp français de Bouaké dans le centre de la Côte d’Ivoire, larguent leurs roquettes. A leurs commandes, deux mercenaires biélorusses Barys Smahin et Youri Suchkin, secondés par deux copilotes ivoiriens, Patrice Ouei et Ange Magloire Gnanduillet Attualy. Bilan, dix morts, dont neuf soldats français et un citoyen américain et une quarantaine de blessés. Hier, 6 novembre 2014, des cérémonies se sont déroulées dans des casernes pour rendre hommage aux victimes en présence de leurs vingt-deux familles, qui attendent toujours, dix ans après, l’identification et la condamnation des commanditaires de ce bombardement, et une indemnisation de l’état français.
Entraves à la justice
« Les faits sont aujourd’hui établis, explique à Mondafrique, Me Jean Balan, le défenseur des familles qui se bat depuis une décennie pour que justice soit rendue. L’attaque contre le camp français était délibérée, mais les morts n’étaient pas voulues. Elle avait pour but de trouver un motif pour se débarrasser de Gbagbo ». Pour arriver à cette conclusion, l’avocat se base sur les témoignages de centaines de témoins, des soldats du rang aux généraux présents en Côte d’Ivoire à cette époque, qui ont défilé devant deux juges du Tribunal aux Armées de Paris, et depuis la disparition de cette juridiction spéciale décidée par Sarkozy, devant la juge Sabine Kheris du tribunal de grande instance de Paris. Tous ont livré leur part de vérité, ce qui permet d’établir, sans conteste, le scénario d’une attaque qui a mal tourné. Avec aux commandes des avions de combat, deux mercenaires biélorusses passés sous influence d’une officine française, qui auraient dû frapper un bâtiment vide, sans faire de victimes, et provoquer ensuite une réaction de légitime défense contre l’auteur présumé de l’attaque, Laurent Gbagbo. « Plus personne ne nie aujourd’hui l’évidence, poursuit Me Balan. On essaie seulement de botter en touche, ou d’entraver l’action de la justice ». Retour en arrière pour comprendre cette affaire rocambolesque digne des heures les plus noires de la Françafrique.
Chirac-Gbagbo : un entretien « très hard »
Tout commence le 2 novembre 2004 quand Laurent Gbagbo informe les autorités françaises que son armée va engager une offensive visant à libérer le Nord du pays, occupé depuis le coup d’état manqué du 19 septembre 2002 par les rebelles des Forces Nouvelles dirigés par Guillaume Soro. L’état major de la Force Licorne, déployée sur place sous la direction du général Poncet, obtient du colonel Mangou, qui dirige les opérations ivoiriennes, d’être informé une demi-heure à l’avance des cibles visées par les Soukhoï et les hélicoptères de combat Mi24, pour permettre aux troupes françaises, situées à proximité des combats, de se mettre à l’abri.
Le 3, alors que les premiers avions commencent à décoller de l’aéroport de Yamoussoukro, la capitale ivoirienne, entièrement sous contrôle de l’armée française, Jacques Chirac décroche son téléphone « Il me demande ce que je fais, raconte Gbagbo qui a été auditionné dans sa cellule de la prison de la Cour Pénale Internationale à La Haye. Il me reproche que mon armée veuille attaquer les rebelles. Je lui dis ‘tu ne trouves pas ça normal ? Des gens qui nous étouffent, qui ne respectent pas les accords ?’ J’ajoute qu’il n’a rien fait pour les désarmer. »
« Notre entretien a été très hard. Je ne sais pas qui a raccroché le premier mais ça été très hard, poursuit-il. J’ai su par la suite que Barnier (ndlr, le ministre des Affaires étrangères) avait dit que Chirac avait été en dessous de tout et qu’il n’avait pas à me parler comme ça. »
Jusqu’au 6, les bombardements de cibles rebelles se poursuivent avec des résultats peu convaincants. On annonce, par exemple, que le camp de Korhogo, dans l’extrême nord du pays, a été victime d’une attaque. En fait, les mercenaires biélorusses ont, selon des témoignages recueillis postérieurement, «tué les morts» en déversant leurs bombes sur le cimetière voisin. Cela n’empêche pas une colonne ivoirienne, dirigée par le capitaine Konan, de se présenter le 6 novembre aux portes de Bouaké pour libérer la capitale rebelle. Ils sont attendus par les troupes de Guillaume Soro. Mais les combats n’auront jamais lieu.
En début d’après-midi, deux Soukhoï survolent le lycée Descartes, où les Français ont établi leur base avec plusieurs centaines de militaires et une soixantaine de blindés sous le commandement du colonel Destremau. Les avions volent si bas que les pilotes ne peuvent manquer d’identifier les drapeaux tricolores accrochés aux toits. « Le premier sukkhoï était très bas. Je voyais même la tête du pilote qui regardait de droite et de gauche », témoigne un soldat. « L’avion s’est clairement positionné dans l’axe et nous a piqué dessus pour lâcher les roquettes sur les lieux de vie (ndlr, le foyer) où nous étions tous regroupés. Car nous étions tous à l’ombre pour nous cacher », raconte au juge un autre militaire. Au deuxième passage, les avions lâchent leurs roquettes sur le foyer du régiment. L’attaque est parfaitement délibérée. Des dizaines de soldats se sont regroupés derrière le bâtiment, curieusement fermé pour «inventaire» ce samedi là, devant l’attitude manifestement agressive de Soukhoï. Une cinquantaine d’homme sont frappés . Un incendie, qui a gagné un char est éteint avec du sable. Sans en aviser l’Elysée qui le couvrira ensuite, le général Poncet, qui commande l’opération Licorne, ordonne la destruction de tous les « aéronefs ivoiriens », quatre Soukhoï et plusieurs hélicoptères d’attaque Mi24, basés à Yamoussoukro et Abidjan. Il appelle des renforts au Gabon pour sécuriser Abidjan car toutes ses troupes sont disposées sur la ligne de front entre rebelles et loyalistes.
Des mercenaires escamotés
De retour de leur «mission», Barys Smahin et Youri Suchkin posent leurs deux appareils sans encombres sur l’aéroport de Yamoussoukro, rejoignant la douzaine de techniciens biélorusses chargés de la maintenance. Sous les yeux de militaires français qui, depuis plusieurs jours, les ont filmé et photographié sous toutes les coutures, constituant une véritable cinémathèque!
Les deux Soukhoï sont aussitôt détruits à coups de hache et la logique voudrait que leurs pilotes, qui viennent de semer la mort dans les rangs français, soient immédiatement arrêtés. Premier couac, on les laisse filer vers Abidjan. Le général Poncet se ravise dans la soirée sous la pression des soldats de base qui ne comprennent pas qu’un tel crime reste impuni. Pendant quatre jours, les biélorusses sont gardés au frais par les forces spéciales. La France dispose alors d’un triple arsenal pour les traduire en justice. D’abord la loi Pelchat, datant du 14 avril 2003 qui réprime l’activité des mercenaires. Ensuite, l’article 65 du code de justice militaire prévoyant que sont justiciables du tribunal aux Armées tous auteurs ou complices d’une infraction contre les forces armées françaises. Enfin, l’article 113-7 du code pénal indique que la loi pénale française est applicable à tout crime commis par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française. Mais, surprise, on les enfourne dans un bus à destination au Togo où Robert Montoya, un ex-gendarme élyséen sous Mitterrand, reconverti dans «l’import-export», est chargé de les réceptionner. C’est lui qui a livré à Gbagbo les Soukhoï et leurs équipages, au vu et au su des militaires français stationnés à Lomé, la capitale togolaise. C’est donc un retour à l’envoyeur. Montoya dépêche sa secrétaire récupérer au poste frontière le minibus et son contenu de Biélorusses. Mais François Boko, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement togolais, ne se montre guère coopératif et fait arrêter les mercenaires au poste frontière. Il transmet les photocopies des passeports des deux pilotes biélorusses au représentant local de la DGSE. « Dix jours après, il a dit que Paris n’en voulait pas », a t-il raconté à un juge du tribunal aux Armées. En désespoir de cause, Lomé décide alors de les expulser par avion vers la Biélorussie où on n’entendra plus jamais parler d’eux malgré un mandat d’arrêt international lancé deux ans plus tard. Selon des informations non confirmées, ils auraient pu être liquidés dans un pays d’Europe centrale.
L’armée de Gbagbo « intoxiquée »
Dès les premières minutes qui suivent l’attaque meurtrière de Bouaké, les regards accusateurs se tournent vers Laurent Gbagbo. Gildas Le Lidec, ambassadeur de France à Abidjan en 2004, est formel : le président ivoirien n’était pas au courant de ce qui allait se passer. Lorsque ce dernier le reçoit au palais présidentiel quelques heures après le bombardement, il « est dans un état incroyable, il est livide, il tremble. Il n’est pas du tout dans son assiette », raconte-t-il au juge d’instruction. Autre hypothèse évoquée pour mettre en cause le pouvoir ivoirien de l’époque, une action téléguidée par les « durs » du régime. Mais alors, pourquoi a-t-on escamoté les biélorusses ? Leurs témoignages publics auraient pourtant été bien utiles pour étayer cette thèse et mettre en difficulté Gbagbo.
Autre piste, plus sérieuse celle-là, une « bavure manipulée », une formule employée par le général Poncet lui-même devant un juge du tribunal aux Armées. A travers cette curieuse expression, il évoque, sans en dire plus, la mort de neuf soldats français, qui, bien sûr, n’était pas prévue et de fausses informations qui auraient été transmises aux décideurs militaires ivoiriens sur la tenue, ce 6 novembre 2004, d’une réunion de chefs rebelles dans le bâtiment visé par les avions de combat. Dans son procès-verbal d’audition, Gbagbo laisse entendre que l’info aurait transité par son chef d’état major, le général Doué, surnommé « le chinois » : « D’ailleurs il a fui le pays quand il a été suspendu temporairement. Il n’est revenu qu’en avril 2011 avec Ouattara, après mon arrestation. » C’est donc l’ex-président ivoirien, surnommé par ses adversaires le « boulanger », qui aurait été, en cette occasion, roulé dans la farine.
Qui pourrait être l’auteur de cette « intoxication » ? « On parle d’une cellule élyséenne avant le bombardement, soutient Gbagbo devant la juge. Toute cette histoire, Chirac l’a sous-traitée à Villepin qui a dû lui vendre l’idée qu’on pouvait me dégommer » Lequel Villepin, ministre de l’Intérieur en 2004 après avoir quitté les Affaires étrangères, avait été cuisiné pendant cinq heures. Sans rien lâcher. « Il ne sait rien, mais rien de rien. A l’entendre, il connaît à peine l’existence de la Côte d’Ivoire », avait noté ironiquement Me Balan. Le 7 mai 2010, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense en 2004, passe aussi au parloir judiciaire et signe un procès verbal de 22 pages. Il en ressort une longue litanie : «Je ne me souviens plus qui j’ai eu en ligne»… «Je ne peux répondre car je n’en ai pas le souvenir»… «Il faut poser la question à ceux qui étaient sur le terrain. Moi, j’étais dans mon bureau à Paris»… «Je n’en ai pas le souvenir…» Sur l’exfiltration des mercenaires biélorusse : «On m’a indiqué qu’il n’y avait pas de base juridique puisque pas de mandat d’arrêt international. C’était un membre de mon cabinet qui m’a répondu,» soutient-elle. De cette audition fleuve, on peut conclure qu’Alliot-Marie n’a pas été informée en live des tragiques événements ivoiriens et qu’elle les a ensuite couvert. Une certitude, les décisions ont été prises en tout petit comité. Sans le général Bentégeat, pourtant chef d’état major des Armées en 2004, qui témoigne en avoir été écarté. Hors d’un conseil de défense qui aurait dû être réuni. Le Lidec, lui-même, explique avoir souvent été « contourné » par les canaux non-officiels qui gravitaient autour de Villepin : « Il y avait une vingtaine de personnes, c’était un vrai puzzle », affirme t-il.
La fable du régiment égaré
Ce 6 novembre, alors que la nouvelle du bombardement de Bouaké et de la destruction des premiers aéronefs se répand, les premiers incidents ont lieu à l’aéroport d’Abidjan où un Transall de renforts français atterrit au mépris de toutes les règles de sécurité, au milieu de quelques dizaines de «patriotes» qui ont déjà envahi la piste. Des tirs font plusieurs morts parmi les soldats ivoiriens, deux avions de combat et des hélicos sont , eux aussi, détruits à coups de haches. Dans la soirée, des centaines de milliers de personnes, chauffées par la télé nationale, déferlent dans les rues. Posté dans la soirée sur le toit de son ambassade, Gildas Le Lidec expliquera plus tard n’avoir jamais vu une telle marée humaine. Le soir, des hélicoptères français tirent à balles réelles sur la foule qui tente de franchir les deux ponts sur la lagune pour atteindre le bataillon d’infanterie marine (Bima) et le quartier français où les expatriés doivent être évacués à la hâte. Ils seront sept mille à fuir ainsi. Dans la nuit du dimanche 7 au lundi 8 novembre, les renforts arrivent enfin de Bouaké. Le régiment bombardé a forcé sur ses 350km de route plusieurs barrages tenus par des «patriotes». Selon les déclarations officielles, il a pour mission de prendre possession de l’hôtel Ivoire, situé à quelques centaines de mètres de la résidence de Gbagbo. Mais il «rate» l’immeuble de 24 étages et va «se perdre» dans l’entrée présidentielle. Le face à face avec l’entourage du chef de l’État ivoirien dure deux heures avant que les militaires français ne décident de se replier vers l’Ivoire. Une fable totalement démentie par le carnet de route du régiment de Bouaké. La colonne est bien arrivée vers 23h30 pour se diriger vers la résidence présidentielle, où elle a stationné jusqu’à 2h30 avant de mettre le cap vers son cantonnement, le Bima, situé près de l’aéroport d’Abidjan.
Vers 5 heures, elle a pris de nouveau le chemin de l’Ivoire pour s’y installer. Son objectif originel était donc la résidence présidentielle. Si elle a fait demi-tour, c’est en raison des hésitations, puis de la défection du général Doué qui devait être installé à la place de Gbagbo. Sa présence aux côtés des militaires français est d’ailleurs attestée par les comptes-rendus de l’armée, notamment à partir du 8 novembre.
Installée à l’Ivoire, la colonne venue de Bouaké est prise au piège de milliers de manifestants. Le mardi 10, vers 16h, des snipers français embusqués dans des étages de l’hôtel, ouvrent le feu, tuant encore plusieurs «patriotes». Profitant de la panique qui s’empare de la foule ivoirienne, le régiment français plie bagages et se replie sur son cantonnement du Bima.
Dix ans après ces événements, Me Jean Balan n’a plus aucun doute sur l’existence de cette « bavure manipulée ». Il a tenté en 2012 de saisir la commission des requêtes de la cour de justice de la République pour y traduire Alliot-Marie. Sa demande a été rejetée par François Molins, le procureur de la République de Paris, ex directeur de cabinet d’Alliot-Marie au ministère de la Justice, pour des motifs qu’il juge « aberrants et stupides ». « Il existe pourtant des indices graves et concordants qui permettent d’impliquer les plus hauts responsables de l’état en 2004. Neuf soldats français sont morts. Je comprends qu’on défende les intérêts de la France, mais là, on a dépassé toutes les limites. Il s’agit d’une véritable affaire d’état.»