La lutte contre le terrorisme a déjà fait l’objet de quatorze lois depuis 1986. Le nouveau projet sur le renseignement du gouvernement Valls est-il vraiment utile? Beaucoup d’experts en doutent
Présentée comme une « réponse exceptionnelle » promise dans la foulée des attentats contre Charlie Hebdo et l’épicerie Hyper Cacher, le projet de loi gouvernemental contre le terrorisme est une sorte de « Patriot Act » à la française. Du nom donné à la législation répressive et controversée mise en place aux Etats Unis, quarante cinq jours après les attentats du 11 septembre 2001. Nous voici avec le « Frenchiot Act ».
Le projet de loi sur le renseignement fait couler beaucoup d’encre. On ne compte plus les réactions alarmées, de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) au Conseil national du numérique (CNNum), des opérateurs de télécommunications aux services Internet, à l’association de défense des libertés en ligne (La Quadrature du Net) en passant par Amnesty International. Tous inquiets des contours du texte porté par Manuel Valls, et des risques en matière de libertés publiques basés sur des dispositifs d’une surveillance de masse de la population.
Lors du colloque sur « l’après Charlie : quelle réponse juridique? », qui s’est tenu à l’université de Paris 8 le vendredi 20 mars, Karine Parot, professeure de droit à Cergy, a présenté le projet de loi du gouvernement Valls comme une nouvelle façon de préserver la laïcité moralisatrice et liberticide. A la question, « Le cadre juridique français de la lutte contre le terrorisme est-il conforme aux libertés et aux droits fondamentaux? » son homologue Serge Slama nuancé répond : « En effet, il est navrant de constater que beaucoup considèrent encore le juge, en particulier la juridiction européenne des droits de l’homme, comme une contrainte, un obstacle dans la lutte contre le terrorisme, n’hésitant pas à formuler des propositions insensées d’un point de vue juridique : menace d’un retrait de la Convention, suspension du droit de recours individuel,… En somme, la réponse au terrorisme devrait pouvoir s’accommoder d’un recul de la règle de droit et des libertés publiques au nom de considérations sécuritaires… »
Les juges contournés
Le projet de loi vise principalement à accroître le pouvoir des services de renseignement, en leur offrant les mêmes possibilités techniques qu’aux enquêteurs dirigés par un juge. A légaliser certaines pratiques jusqu’à présent non réglementées, en insistant sur le « risque pénal » pris par les services. Le gouvernement entend disposer en urgence d’un cadre légal, avec en contrepartie des possibilités de controle renforcées. Vraiment? Du coup, le projet de loi sur les renseignements permet d’espionner des suspects sans s’encombrer de démarches comme l’accord d’un juge. Le but étant d’agir plus vite, ce qui pose clairement le problème de la séparation des pouvoirs.
Un point en particulier échauffe déjà les esprits : la fameuse « boite noire ». Cela consiste à créer un accès directs sur les infrastructures des opérateurs permettant aux agents secrets français de recueillir « des informations et documents » directement sur leurs réseaux, et cela « en temps réel ». Le recueil concernerait les données de connexion et les correspondances dans le seul cadre de la « prévention contre le terrorisme ». Comme l’explique Le Monde, ce dispositif permettra concrètement « d’espionner les téléphones et les réseaux Internet de, par exemple, tous les habitants de Tarnac, de tous les Tchétchènes ou Kurdes de France, voire de tous les Corses ou les Basques ».
Dans son avis daté du 5 mars 2015, la CNIL estime que cette disposition « est de nature à permettre l’aspiration massive et directe des données », et cela « par l’intermédiaire de la pose de sondes ». En craignant donc « la porte ouverte » vers une surveillance de masse.
Pour parvenir à détecter les comportements suspects, les services français devront utiliser un système d’algorithme qui « détecte, par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexion ». Cela signifie qu’il faudra récolter une masse de données, y compris celles de personnes qui ne seront pas concernées par le terrorisme, et ne faire le tri qu’ensuite. Rappelons que Manuel Valls avait promis qu’il n’y aurait «pas de surveillance généralisée des citoyens »…La voie est étroite
Des applications infinies
« La lutter contre la menace terroriste » est présentée comme le principal moteur de ce projet de loi sur le renseignement. Or, le champ d’application des interceptions de sécurité dépasse ce cadre sans pour autant en définir un. Les termes de ce projet servent à préserver de manière plus large la « sécurité nationale, les intérêts essentiels de la politique étrangère » et « les intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France », ce qui ouvre la voie à l’espionnage économique et politique. Florian Borg, avocat interrogé par Libération se demandait aussi ce qu’est «un intérêt économique essentiel ? (…) Si on considère que le nucléaire, par exemple, est un intérêt économique essentiel, alors toute protestation contre le nucléaire pourra être surveillée».
D’autres champs d’applications sont prévus par ce projet: « les violences collectives », « la reconstitution de groupement dissous » et « la criminalité et de la délinquance organisées », relevant à la base des compétences de la police judiciaire. Autant de termes floues aux interprétations variées. Le président du Conseil national du numérique, Benoit Thieulin, déplore «des champs définis de façon très large [qui NDLR] ouvrent la voie à la généralisation de méthodes intrusives».
Etat d’urgence permanent
Le projet de loi sur le renseignement s’articule sur le processus amorcé avec l’adoption du Plan Vigipirate adopté après les émeutes péri-urbaines de France, en 2005, et la réintégration de la France au commandement intégré de l’OTAN, en 2008. Ces deux mesures avaient été prises par Nicolas Sarkozy, la première en tant que ministre de l’intérieur, la seconde en tant que Président de la république. Cette loi risque de placer la France en une sorte d’état d’urgence permanent et de tendre à rapprocher le pays du schéma américain et du PRISM (système de surveillance massive et généralisé mis en place par la (NSA). Bien que le pouvoir s’en défende, la France, vaille que vaille, s’achemine inexorablement vers une sorte de Patriot Act, édulcoré par de gardes fous, vraisemblablement inopérants sur le plan pratique.
L’urgence d’un danger imminent, fréquent en matière de terrorisme, pourra être fréquemment invoqué pour contourner les autorisations préalables et justifier les contrôles à posteriori, absoudre les fautes graves, comme c’est souvent le cas en matière de «bavures policières» où les dégâts collatéraux tiennent lieu d’excuses absolutoires. L’opinion publique y est prête, sinon préparée depuis dix ans par des experts auto-proclamés de la lutte anti-terroriste, tel Alain Bauer, l’ami de Manuel Valls, l’homme qui, par ses théories anxiogènes, a grandement ouvert les portes à la vidéo surveillance des villes. La commune de Levallois Perret, dirigée par cet honnète homme qu’est Patrick Balkany, en est une parfaite exemple.
La lutte contre le terrorisme a déjà fait l’objet de quatorze lois depuis 1986. La dernière en date, votée en 2014, prévoit la possibilité d’interdire toute sortie du territoire à des personnes susceptibles de rejoindre des pays liés au terrorisme. L’arsenal antiterroriste doit-il encore être musclé ? La question fait polémique et risque de perdurer.