Dans L’Algérie, ma mère et moi, Smaïn Laacher sonde la fracture intime et collective de l’exil franco-algérien, tissant une méditation bouleversante sur la langue, la transmission et le silence. Un récit qui éclaire, sans jamais forcer, l’énigme du lien filial.
Une chronique de Karim Saadi
Smaïn Laacher
Il y a des livres qui ne s’imposent pas par leur éclat, mais par leur ombre. L’Algérie, ma mère et moi, de Smaïn Laacher, publié chez Grasset, appartient à cette famille d’ouvrages discrets et majeurs, qui dessinent la cartographie secrète de l’exil et de la filiation. Sur à peine cent soixante pages, le sociologue et essayiste remonte le fil de sa mémoire, creusant la terre meuble de l’intime et celle, bien plus rugueuse, de l’histoire collective. À travers le portrait de sa mère – venue d’Algérie en 1952, muette ou presque dans la langue du pays d’accueil –, Laacher convoque tout un pan de notre histoire contemporaine, celui de ces familles traversées, sans bruit mais sans répit, par la migration postcoloniale.
Dès les premières pages, le ton est donné : ni larmes faciles ni grandiloquence. Ici, la douleur prend les couleurs du silence. Il y a, dans la relation entre ce fils élevé dans la langue française, nourri à l’école républicaine, et cette mère restée prisonnière de son imaginaire natal, quelque chose d’infranchissable. Un mur invisible, dressé entre deux mondes qui se regardent sans jamais parvenir à se reconnaître. Laacher le dit : « Ce silence qui nous unit est aussi ce qui nous sépare. » Dans ce court intervalle entre deux rives, tout se joue : l’amour, la frustration, l’espoir d’un dialogue toujours repoussé.
Ce livre n’est pas seulement l’histoire d’un fils et de sa mère ; il est aussi le récit d’une génération condamnée à vivre dans l’entre-deux, tiraillée entre la fidélité à la terre d’origine et la nécessité d’inventer, en France, un nouveau pacte avec le monde. La mère, pour Laacher, n’est pas seulement la dépositaire d’une mémoire meurtrie ; elle incarne aussi la difficulté de transmettre, dans une langue qui n’est plus tout à fait la sienne, l’héritage d’une histoire bouleversée par la colonisation et l’arrachement.
Le récit d’une fracture ordinaire
Ce qui frappe, à la lecture de L’Algérie, ma mère et moi, c’est la manière dont Laacher mêle la rigueur du sociologue à la pudeur du fils. Jamais il ne cède à la tentation de la généralisation. Le livre est ancré dans le réel, charnel, presque tactile : il y a la cuisine de la mère, les gestes retenus, la langue qui bute ou s’efface, les silences plus lourds que toutes les phrases. Mais, en filigrane, c’est tout un peuple de mères et de fils qui défile, cette France métissée dont les fractures ne cessent de se creuser.
« Nous n’habitions plus le même monde », écrit Laacher, et la phrase résonne bien au-delà de sa propre famille. C’est toute la question de l’intégration, du déracinement, de la transmission qui est posée.
L’un des mérites du livre est de ne pas réduire la mère à une simple victime du déracinement. Si elle apparaît parfois figée dans l’Algérie de son enfance, prisonnière de ses souvenirs et de sa langue maternelle, elle est aussi le témoin d’une dignité silencieuse, d’une capacité à résister par l’oubli ou par l’imaginaire. Laacher ne juge pas, il observe : sa mère reste, jusqu’au bout, fidèle à une culture du silence, là où tant d’autres auraient pu sombrer dans le ressentiment ou l’amertume. On songe à cette phrase de Kateb Yacine, citée par l’auteur : « Tous les Algériens gardent une sorte de sentiment de culpabilité vis-à-vis de leur mère, parce qu’ils se sont comportés – et souvent encore aujourd’hui – avec les femmes comme s’ils les niaient. » Mais ici, la culpabilité n’est jamais stérile : elle ouvre la voie à une interrogation sur l’amour filial, sur ce que l’on doit à ceux qui nous ont précédés et dont le silence, parfois, sauve plus qu’il ne condamne.
Réconciliation impossible ?
Dans une France qui peine à intégrer son histoire coloniale, le livre de Smaïn Laacher arrive à point nommé. Il n’offre ni solution miracle ni discours de réconciliation, mais il pose, avec une lucidité désenchantée, les vraies questions : que reste-t-il de l’Algérie en France ? Comment habite-t-on un pays qui fut d’abord un exil ? Comment transmet-on, à ses enfants, l’histoire d’une terre quittée dans la douleur et le déni ? La critique publiée dans Le Matin d’Algérie le souligne : la force de l’ouvrage réside dans sa capacité à mêler récit intime et analyse sociologique, à faire de la mémoire familiale un observatoire privilégié des fractures françaises contemporaines.
L’écriture de Laacher, d’une sobriété exemplaire, refuse l’effet de manche : pas de pathos, pas d’excès. À l’image de sa mère, l’auteur avance dans la mémoire comme on avance dans une maison pleine d’ombres, guidé par l’intuition qu’il y a, sous la poussière du temps, quelque chose à sauver : un geste, un mot, une odeur, une nuance de lumière.
Dans le silence de cette mère, il y a une leçon de ténacité. Et dans la démarche du fils, un effort pour restaurer, sinon la parole, du moins la possibilité d’un dialogue. Les dernières pages, marquées par la mort de la mère, sont d’une grande justesse : Laacher ne tombe jamais dans le larmoiement, mais laisse affleurer, derrière l’analyse, la blessure encore vive d’un amour empêché.
Titre : L’Algérie, ma mère et moi
Auteur : Smaïn Laacher,
Éditions Grasset,
Paru le 8 octobre 2025,
160 pages,
Prix public : 18 €






























