
Au Liban, la loi refuse aux femmes le droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants ou époux étrangers. Une injustice persistante, révélatrice du poids du système confessionnel et d’arguments démographiques contestés, qui alimente un débat national devenu emblématique.
C’est un geste hautement symbolique : le 25 novembre 2025, le président libanais Joseph Aoun a accordé la nationalité libanaise à Gianni Infantino, président de la FIFA, dont l’épouse est libanaise. Ce choix, présenté comme un hommage à l’engagement d’Infantino en faveur du football libanais, met en lumière une réalité peu reluisante : au Liban, une femme libanaise n’a pas le droit de transmettre sa nationalité à ses enfants ou à son mari étranger. Une discrimination de genre persistante, qui heurte de plein fouet la modernité et nourrit une frustration sociale profonde.
Pourquoi, alors que la plupart des pays arabes voisins (Égypte, Tunisie, Maroc, Jordanie…) ont réformé leurs lois, le Liban reste-t-il l’un des derniers bastions de cette inégalité ? La réponse, comme l’explique Roula Merhej, analyste géopolitique spécialisée dans le Moyen-Orient, est à chercher dans les arcanes du système politique libanais : « La loi sur la nationalité est l’expression la plus évidente de la prééminence du confessionnalisme, ce partage du pouvoir entre communautés qui structure l’État depuis sa fondation. Modifier cette règle reviendrait à toucher à l’équilibre même du pacte national. »
Au Liban, la citoyenneté n’est pas qu’une question de droits individuels. Elle engage des enjeux collectifs et identitaires, tant la distribution du pouvoir repose sur des équilibres démographiques entre chrétiens, sunnites, chiites, druzes et autres minorités. Or, le nombre de ressortissants de chaque communauté conditionne la répartition des postes et l’accès à la représentation politique. Permettre aux femmes libanaises de transmettre leur nationalité, c’est potentiellement faire entrer dans la citoyenneté des milliers d’enfants issus de couples mixtes, perçus par certains comme une menace à l’équilibre confessionnel.
Selon Roula Merhej, « l’interdiction n’a rien d’anodin : elle est un verrou du système, conçu pour éviter tout bouleversement du délicat partage communautaire. » Ainsi, la question dépasse largement le simple débat sur l’égalité homme-femme : elle touche au cœur du modèle libanais.
Sécurité nationale et peur de l’« autre »
L’argument souvent avancé par les responsables libanais pour justifier le statu quo est celui de la « sécurité nationale ». Ils évoquent le risque, notamment, que la naturalisation d’enfants issus de mères libanaises mariées à des réfugiés palestiniens ou syriens, n’entraîne une modification de la démographie au profit de certaines communautés. Derrière la rhétorique sécuritaire, perce la crainte de voir le Liban confronté à une « répétition » de l’intégration massive de populations considérées comme extérieures au pacte national.

Or, rappelle Merhej, « cette position s’appuie sur des fantasmes plus que sur des réalités chiffrées. Le Liban n’a pas organisé de recensement depuis 1932 ; toute estimation de la menace démographique relève davantage de la spéculation politique que de la statistique rigoureuse. »
La résistance à la réforme de la nationalité s’appuie donc sur un argumentaire démographique difficile à prouver. Les opposants à l’égalité craignent que l’ouverture du droit de transmission aux femmes conduise à un afflux de naturalisations qui déséquilibrerait la carte communautaire. Mais en l’absence de données fiables, cette peur relève surtout de la mythologie politique : le Liban fonctionne sur des équilibres non mesurés, hérités d’un autre temps. Comme le souligne Roula Merhej, « les sociétés qui ont mené cette réforme dans le monde arabe n’ont pas vu leur tissu exploser : au contraire, cela a souvent permis une plus grande cohésion sociale. »
Peut-on imaginer que le Liban continue indéfiniment à résister à une réforme devenue la norme régionale ? Rien n’est moins sûr. Sous la pression d’organisations internationales et de la société civile, le débat s’intensifie. Les femmes concernées, leurs familles et leurs soutiens multiplient les recours, les pétitions et les actions symboliques. La jurisprudence progresse, certains juges osant accorder la nationalité dans des cas exceptionnels. Mais le blocage politique reste entier, tant la question révèle la crispation d’un système à bout de souffle.
Pour Roula Merhej, la bataille n’est pas seulement juridique : « Elle est sociale, culturelle et, in fine, existentielle pour le Liban. C’est le rapport au citoyen, à la justice et à l’égalité qui est en jeu. Tant que la société libanaise n’affrontera pas ce tabou, elle demeurera prisonnière de ses peurs et de ses divisions. »
Le cas Infantino aura au moins eu le mérite de remettre en lumière une inégalité structurelle. Il appartient désormais aux décideurs libanais, et à la société tout entière, de choisir : continuer à s’accrocher à des logiques de préservation confessionnelle, ou ouvrir la voie à une citoyenneté enfin égalitaire.
Profil de l’experte
Roula Merhej analyse les dynamiques géopolitiques du Moyen-Orient dans plusieurs publications spécialisées. Son approche croise histoire, culture et enjeux stratégiques, avec une attention particulière aux transitions politiques en cours et aux défis de la société libanaise.





























