« La Case de l’Oncle Tom du héros au traître», un documentaire sur Arte


À travers le documentaire de Priscilla Pizzato, redécouvrez la trajectoire unique de « La Case de l’Oncle Tom » : d’ouvrage militant contre l’esclavage à symbole controversé du racisme, un récit fascinant sur la puissance et les dérives de la littérature.



La Case de l’Oncle Tom
de l’Américaine Harriet Beecher Stowe est sans doute, dans l’histoire de la littérature, un des livres à avoir eu la destinée la plus singulière. Paru aux États-Unis en 1851, c’est, dit-on, l’ouvrage le plus vendu de l’histoire après la Bible. C’est aussi celui dont la portée sociale a connu le renversement le plus radical au fil des décennies. Conçu à l’origine par son autrice comme un manifeste en faveur de l’abolition de l’esclavage, il sera considéré à l’époque de la lutte pour les droits civiques comme le pire véhicule des stéréotypes racistes sur les Afro-Américains.

C’est cette fascinante mutation que raconte en 52 minutes le documentaire de Priscilla Pizzato. Un film illustré par des extraits du livre de Beecher Stowe lus par la comédienne Elsa Lepoivre et de nombreux documents d’archives filmées. Le documentaire s’ouvre d’ailleurs par un document saisissant montrant Malcolm X, apôtre de la lutte radicale des Afro-Américains, traitant Martin Luther King de « Oncle Tom », la plus grande injure dans sa bouche. Et une injure qui fit des émules : chez les Amérindiens, on employait le sobriquet de « Oncle Tomahawk » pour fustiger les collaborateurs de classe. Pourtant, lorsque Harriet Beecher Stowe publie son roman, il fait figure de pavé dans la mare de l’Amérique raciste ; on raconte même qu’Abraham Lincoln, recevant l’autrice à la Maison-Blanche, la désigne avec ces mots : « C’est donc cette petite dame qui a provoqué cette grande guerre » (la guerre de Sécession, qui éclate en 1861).

Car, même si La Case se caractérise par son côté roman sentimental, il fait figure de brûlot en Amérique à une époque où la réalité de l’esclavage est très mal connue aux États-Unis, les esclaves étant pour la plupart analphabètes. Or, comme le rappelle l’historien Pap Ndjaye, intervenant à plusieurs reprises dans le documentaire, « pour la première fois dans l’histoire littéraire américaine, on représentait des Noirs comme des êtres humains, avec des pensées, des sentiments ».

Pour écrire son livre, Beecher Stowe s’appuie sur un des seuls récits d’esclave, celui de Josiah Henson, parvenu à s’échapper de la plantation du Maryland où il était captif et qui fonda au Canada une colonie ouvrière pour d’autres esclaves fugitifs. Elle se documente également sur le terrain, se rendant dans le Sud profond, assistant même à l’horreur d’une vente aux enchères d’esclaves, scène qui sera reprise dans son livre et qu’elle considère à juste titre comme le symbole de la pire inhumanité d’un système brisant les familles au gré des besoins du marché.

Le film traite d’ailleurs opportunément de la dimension économique de l’esclavagisme qui, en passant, a contribué à la prospérité européenne (britannique au premier chef) par l’exportation massive de coton vendu à bas prix grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre « gratuite ».

Il rappelle aussi que si l’esclavage a été officiellement aboli aux États-Unis en 1865, la fin du XIXᵉ siècle sera marquée par le retour de la ségrégation, dont l’esprit n’a pas complètement disparu des mentalités dans l’Amérique d’aujourd’hui. Méfiance, donc, face aux possibles Backlashs (coup de fouet en retour). Une intervenante rappelait ainsi que les petits élèves du Texas étaient invités à disserter sur « les avantages et inconvénients » de l’esclavage — ce qui rappelle d’ailleurs certains débats français s’interrogeant sur les vertus supposées du colonialisme.

Pétri de bons sentiments, La Case de l’Oncle Tom s’est donc attiré les foudres des militants des droits civiques qui ont marqué l’Amérique de l’après-Seconde Guerre mondiale. Car fille et femme de pasteur, élevée dans un milieu très religieux, Beecher Stowe a fait de son héros une figure christique vouée au sacrifice plutôt qu’à la révolte. De plus, l’immense succès de son livre entraîna paradoxalement l’affaiblissement de son message. À une époque où le droit moral protégeant les œuvres littéraires n’existait pas encore, La Case de l’Oncle Tom fut l’objet d’une multitude d’adaptations, au théâtre puis au cinéma — des adaptations qui relayaient sans vergogne les pires stéréotypes sur les Afro-Américains.

Le documentaire nous montre un florilège édifiant de ces adaptations : c’est Tootsie, la petite héroïne au destin tragique, qui se trouve métamorphosée en lutin grimaçant et ridicule, ou bien d’autres personnages du livre grimés en « blackface », cette sinistre pratique consistant à maquiller un comédien blanc en noir, avec tous les stéréotypes afférents.

Comme le constate James Baldwin sur un ton ironique et désabusé : « Finalement, dans ce roman qui prétendait défendre la cause des Noirs, ce sont les bons Blancs, ceux qui condamnent les excès de l’esclavage, qui tirent leur épingle du jeu. » Un jeu duquel les Afro-Américains se sont trouvés exclus, subissant une humiliation au carré.

La Case de l’Oncle Tom, du héros au traître.
Documentaire de Priscilla Pizzato, 52 minutes, 2024.
Disponible sur le site Arte TV jusqu’au 10 mai 2026.