Sahel, le Ghana tente de rapprocher l’Union Africaine et les juntes militaires

Du 4 au 6 novembre 2025, le Ghana accueillait un échange à huis-clos, intitulé « Réunion de coordination technique sur la mise en place d’une plateforme inclusive pour la cohésion des efforts entre l’Union africaine et les pays en transition politique en Afrique de l’Ouest ».  Cependant, les Conclusions d’Accra qui demandent la levée des sanctions imposées aux juntes militaires du Sahel révèlent une dérive de la diplomatie. D’où, sans doute, l’indisponibilité du document sur le site électronique de l’Organisation.

L’archer d’ébène

La mouture initiale, après avoir circulé au cœur d’un cercle restreint d’initiés à Addis Abeba, siège de la Commission, ne tarda à provoquer des remous. L’audace fut étouffée, en sourdine, comme le prouve une note interne, du 12 novembre.

L’Union africaine serait-elle devenue le réceptacle de règlements de comptes inavoués ?

 À la source d’une manipulation

Le document propose la levée des sanctions appliquées aux pouvoirs militaires et demande, sans ambiguïté, la reconnaissance d’une entité régionale de l’Union Africaine qui serait l’Alliance des Etats du Sahel (Aes). Or, seule la Conférence au sommet des 54 pays membres détient la prérogative modifier les référents moraux et les règles d’usage.  En effet, les « transitions » en treillis (Mali- Niger-Burkina Faso-Guinée) ne participent plus aux activités de l’Union africaine (Ua).

Le Mali, le Niger et le Burkina ont décidé de se retirer de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Les trois juntes lui reprochaient d’user de la contrainte des armes, afin de restaurer le Président élu Mohamed Bazoum, par une sédition d’officiers de sa garde, le 26 juillet 2023. L’intervention punitive n’a pas eu lieu mais le contexte des antagonismes débridés ne cessait de se dégrader au Sahel, en direction du Golfe de Guinée, voire de l’ensemble du littoral Atlantique de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Guinée, Mauritanie).

Aussi, était-il compréhensible que l’Ua se préoccupât de rebattre les cartes pour tendre la main à une poignée de ses sociétaires en rupture de ban pais confrontés à l’offensive jihadiste. C’est à ce stade que le leader du Ghana, John Dramani Mahama, a tenté de jouer sa partition via son « Envoyé spécial auprès de l’Alliance des Etats du Sahel » (Aes), le Docteur Larry Lartey, assisté du Colonel burundais Corneille Sindayigaya, délégué de son Président, nommé le 17 juillet, à titre exceptionnel, « Représentant spécial de l’Ua au Sahel ». L’introduction du communiqué final souligne la participation de « Représentants gouvernementaux et des Experts du Burkina Faso, de la Guinée, du Mali, du Niger, du Ghana et du Nigéria ainsi que de fonctionnaires de la Commission de l’Union africaine et des Ambassadeurs et Représentants permanents à Addis Abeba. »

La manufacture des lacunes

La rédaction du projet initial révèle un dévoiement inédit des objectifs de l’Union. Le projet tel qu’il est apparu à Accra s’abandonne à l’acrobatie du complotisme oblique, recycle le dédain des droits fondamentaux de la personne, entérine l’indifférence à la banalisation du massacre des civils et – grief bien moins rémissible – élude les atrocités imputables, à la fois, aux jihadistes, soldats, miliciens et supplétifs russes. Au prétexte de favoriser le resserrement des rangs contre l’insurrection islamiste, la tentative de l’Ua en arrive à adopter les formulations des adeptes du putsch à portée « révolutionnaire ». On y débusque un affligeant copié-collé du jargon de la bureaucratie des agences de l’Onu et de la Banque mondiale (Bm). Non sans débauche de circonlocutions et d’acrobaties rhétoriques.

Les vocables « démocratie, élection, droits humains, exécutions extra-judiciaires, disparitions forcées » ne figurent à aucun paragraphe du texte mais ce dernier n’envisage guère l’hypothèse, à présent évidente, d’une négociation de nécessité avec les volontaires du jihad, alors que l’équilibre de la dissuasion, désormais à l’œuvre, lui confère le critère de l’urgence. Le papier parle plutôt un novlangue autoréférentiel, sans souffle ni vision. Maintes de ses tournures donnent le tournis paradoxal de l’inertie: « renforcement des capacités de la fonction publique en vue d’une prestation de service efficacegouvernance inclusive, une prise de décision participative et une communication transparente… Investir dans la résilience sociale, économique et sécuritaire des communautés frontalières afin de réduire leur vulnérabilité et de renforcer la stabilité locale, etc, etc…» Bref, sur 7 pages s’étale, par épaisseur de tartines, la confiture stéréotypée qui pollue la prose en vigueur au sein de la fonction publique internationale.

Conspirationnisme déloyal

Les passages les plus surprenants se rabaissent à légitimer le narratif douteux des membres de l’Aes selon quoi la guerre d’attrition, à eux imposée, résulte du soutien, des puissances de l’Empire au projet de théocratie salafiste. La thèse prêterait souvent à sourire, si l’Ua, sous l’impulsion du Ghana, ne s’était mise à lui consentir un supplément de crédit. Bien entendu, l’accusation n’est pas explicite mais elle exsude, le long du communiqué, sur le mode éprouvé de l’insinuation : « Condamner et dénoncer le rôle néfaste des acteurs extérieurs dans le financement du terrorisme…La condamnation et la dénonciation systématiques du rôle et du soutien des acteurs extérieurs dans l’aggravation du terrorisme et de l’extrémisme violent au Sahel…» Insidieusement, le propos cible la France et l’Algérie, lesquelles se vouent, pourtant, une acrimonie chronique.

Une enquête approfondie permettrait de tracer la chaîne d’intérêts ayant présidé à la manœuvre, y compris au niveau du Siège. De facto, le Président John Dramani Mahama accepte de parrainer un tel mépris à la démocratie, lui qui connaît les avantages de l’alternance électorale. Battu aux urnes et réélu, son parcours exemplaire témoigne d’une constance à défendre l’Etat de droit et contredire la loi du plus fort. N’y a-t-il pas, là, matière à s’indigner, au nom des peuples du Sahel, qui aspirent certes à la paix, à la dignité et, pourquoi pas, à la liberté ?! Si le détournement de l’écriture n’a dépassé un essai de contrefaçon pas vraiment franc, le geste et sa visée constituent une alerte sérieuse, à l’attention de la Commission de l’Ua et des partenaires qui pourvoient à ses dépenses de fonctionnement.

Remettre le sujet à l’endroit

La petite musique sur la supposée connivence entre l’Occident et la nébuleuse du jihad, malgré son absurdité, devient nettement audible dans la coulisse de nombreuses officines de renseignement du Continent africain qui reprend les outrances du panafricanisme bon marché. La paranoïa en question se nourrit d’abord d’un déficit d’observation de la société, de l’inculture historique et de bribes de mauvaise foi. Quand, aux 18ème et 19èmesiècles, à peu près sur les mêmes territoires qu’aujourd’hui, Usman Dan Fodio, Ahmadou Sékou, El Hadj Oumar Tall et Samory Touré lançaient, chacun, sa guerre sainte et y sacrifiaient la vie de milliers de leurs congénères, l’Europe s’apprêtait juste à conquérir le Sud. Oui, l’obsession du Califat est une invention de l’Orient arabo-musulman. Nulle contrée de l’Afrique sunnite n’y échappera.

Après quatre décennies de prosélytisme wahhabite, le Sahel et le Golfe de Guinée moissonnent le fruit vénéneux de l’imprévoyance. L’extrémisme subsaharien s’est « endogénéisé » et pour longtemps. A cet égard, le sommet périodique des deux continents Afrique-Europe offre l’occasion d’en finir avec les approximations et complaisances du complexe de culpabilité postcoloniale. L’assignation perpétuelle à devoir se justifier d’un impérialisme responsable de tout, confine, maintenant, à une monomanie du chantage. A contrario, l’enjeu de la sûreté collective requiert de la gravité en partage, un peu de goujaterie et beaucoup de témérité intellectuelle.

A la lumière de l’incident des Conclusions d’Accra le Monde libre, s’il prétend encore préserver et promouvoir les valeurs de l’universalisme, doit reconsidérer ses engagements auprès de l’Ua. De surcroît, sous peine d’accélérer un échec sanglant au Sahel et le long des côtes à l’Ouest, la lutte contre le terrorisme n’autorise le renoncement moral ni la capitulation devant l’arbitraire des juntes. Fort à tort, l’intransigeance martiale passe, par pertes et profits, la répression féroce des opposants, la persécution de la presse et des Ong, l’élimination de centaines de non-belligérants et, pire, le déracinement et l’exode d’une multitude de familles, dès lors livrées aux caprices du hasard. L’illusion d’une victoire décisive sur le théâtre mouvant de l’asymétrie ne fait que déblayer le chantier à venir des fosses communes et baliser l’arène du génocide. Parce que la victoire militaire s’avère hors d’atteinte, le moment est venu de savoir désarmer l’hostilité de l’ennemi, se comparer à ses moyens, jauger sa résolution, avant d’apprendre à transiger avec lui. La paix est une transaction. La reconnaissance de l’Autre en est la courtoisie et le commencement.