Cette génération marocaine « Z 212 » qui désire reconquérir son humanité

Une fille, poing levé, porte un tee-shirt gris floqué de l’inscription « GenZ 212. T = A/O x V ». Le code intrigue. L’imaginaire s’emballe. La révolte de Génération Z 212 serait-elle un complot de sorcières dans un Maroc resté un pays de superstition? Mais, qui sont ces jeunes, sortis de nulle part qui secouent, du jour au lendemain, les consciences dormantes ? On l’apprendra à condition de décrypter le mystérieux code T = A/O x V. Ce à quoi s’emploie avec passion Mustapha Saha, citoyen du monde et fidèle ami de Mondafrique.

Musatapha Saha, sociologue, peintre et ancien conseiller de François Hollande à l’Élysée.

Les réseaux drainent, à leur habitude, les rumeurs les plus folles. Les journaux surenchérissent. Certains parlent d’extraterrestres, d’humanoïdes, de golems téléguidés par l’intelligence artificielle.  D’autres de conjurations occultes. En 1967, Henri Lefebvre analyse les risques encourus avec le technocratisme (1). Ce penseur a l’intuition des cybernanthropes, enfantés par les ordinateurs, des individus conçus comme des processeurs informationnels autogérés, autorégulés, disposant d’énergies dont ils calculent minutieusement les applications. Ils n’investissent qu’à coup sûr.

La génération Z désire reconquérir son humanité, se libérer de l’enfermement numérique, s’investir dans la réalité des choses, à la base.  La technologie de pointe se retourne contre son instrumentalisation ultralibérale. On jette d’immenses ressources dans l’abîme, dans l’industrie militaire, l’aventure spatiale, l’intelligence artificielle. On lésine quand il faut nourrir, soigner, loger, éduquer (2).  

La formule T = A/O x V

J’adapte le malicieux canular de cette manifestante: « T = A/O x V » qui définit les déséquilibres entre le rythme des désirs et l’ankylose des institutions. La formule sert à penser le seuil critique à partir duquel la tension devient un moteur de transformation. T désigne la tension et la transformation. A qualifie l’aspiration. O signifie l’opportunité. V indique la vitesse de réalisation des modèles mondialisés, digitalisés. Quand l’aspiration augmente plus vite que l’opportunité, la tension s’accroît. Elle aggrave la frustration. Le décalage entre les attentes de la jeunesse et les complications institutionnelles amplifie à la vitesse numérique des imaginaires.

La société se retrouve dans une situation d’accélération sans synchronisation. Les diplômés n’ont le choix qu’entre sous-emploi et désœuvrement. L’antagonisme ainsi déclenché n’est pas forcément une impasse. Elle peut être une pertinence de changement. Une société sans dissonances est une société flaccide, figée, fossilisée. Le défi consiste à convertir la tension en énergie transformatrice, créatrice de nouveaux horizons. T = A/O x V est une métaphore dynamique, cinétique, opératoire. Elle pose les relations entre deux pôle antinomiques, entre thermodynamique et inertie, vitalisme et stagnation. Si l’énergie de la tension est judicieusement investie, elle ouvre des perspectives épanouissantes. Si elle est étouffée, elle explose en émeutes réelles. Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que cette équation est une fausse équation mathématique, fortuitement fournie par l’intelligence artificielle. Et pourtant, elle contient une indéniable vérité sur l’absurdité du système. S’opposent, dans une dérive rhizomique, les sensibilités désirantes au machines planificatrices.

 La génération du rhizome

Un rhizome est une tige horizontale souterraine qui sert à stocker des réserves (comme l’amidon) et à produire de nouvelles pousses et racines. On pense au muguet, au bambou, à l’iris ou encore à… la génération Z 212

Les scénarios philosophiques de Gilles Deleuze et de Félix Guattari (3)  s’accomplissent. Le rhizome se développe horizontalement dans toutes les directions. Il est polymorphe. Il n’a pas de centre. Sa progression peut être chaotique. Cette figure fractale s’oppose aux structures pyramidales. Elle ne se subordonne à aucune verticalité.

Le rhizome est linéaire. Il se forme élément par élément, de proche en proche. Il se démultiplie sans plan prédéterminé. Il prolifère dans l’immanence. Son élasticité permet des mutations continuelles. Son hétérogénéité autorise des connexions tous azimuts. Sa ductilité génère des ramifications sans limites. En cyberculture, le rhizome est une mise-à-jour permanente. Il est souterrain, clandestin, illicite.

Génération Z 212 est rhizomique par excellence. Elle joue à la révolution. Elle est la révolution. Elle décline, jour après jour, ses manifestations, ses démonstrations, ses proclamations. Elle se déploie, phase par phase, en carte avec ses nombreuses entrées, indéterminables d’avance. Elle est une équation à multiples inconnus. Elle contourne les certitudes, les confirmations, les infirmations. Elle évolue dans le mystère. Ses plausibilités se cueillent comme des fruits mûrs.

(1) Henri Lefebvre, Position contre les technocrates, éditions Gonthier.

(2) L’anthropologue David Graeber, un ami foudroyé dans la force de l’âge pendant la crise covidaire, a publié des ouvrages de référence sur ces enjeux. Voir : Mustapha Saha, David Graeber nous regarde, Revue du Mauss, Cnrs, 2023, disponible sur le web.

(3) L’Anti-Œdipe, éditions de Minuit, 1972, et dans Mille plateaux, éditions de Minuit, 1980,