C’est une histoire horrible, qui fait frémir le public. Horrible par sa gravité : au moins six hommes assassinés de sang froid, trompés jusqu’à leur dernier rendez-vous, tués et dépouillés. Mais aussi horrible par ses circonstances et surtout, ses mobiles. Pour l’accusation, il s’agirait de sacrifices humains. Dans un pays musulman à 98% – même si les chiffres ne disent pas tout – pareils actes glacent l’échine de tous.
Si le marabout assassin intéresse tant le public nigérien, c’est, en effet, parce que ses crimes résonnent très fort avec la crise sociale et politique qui secoue le pays. Les douze années de pouvoir socialiste, au-delà de l’installation d’une corruption généralisée, ont donné le spectacle d’un nouvel exhibitionnisme de la fortune mal acquise qui a profondément déstabilisé le contrat social nigérien.
L’ancien ministre Ibrahim Yacouba doit sans doute ses derniers déboires judiciaires, au moins en partie, au fait qu’il incarne particulièrement, aux yeux d’une grande partie de ses compatriotes et parfois même de ses anciens militants, cette moderne insatiabilité.
Mondafrique revient sur ce drame exemplaire de l’état de la société nigérienne que nous avions déja évoqué
Nathalie Prévost
Tout a commencé le 29 juillet dernier. Ibrahim Ousseini, victime d’une tentative d’assassinat en périphérie de Niamey, conduit la police judiciaire sur les traces de l’auteur. Il s’agit d’un marabout au nom de Prophète : Mahamadou Noura, originaire de Filingue, la ville du Président Abdourahmane Tiani, au nord-ouest du pays.
Interrogé, l’homme reconnaît la tentative d’assassinat et, on ne sait trop pourquoi – fatigué de son épopée meurtrière peut-être ? – il avoue dans la foulée six homicides avec préméditation, tous commis à Niamey et dans ses alentours depuis le 24 juin, date de sa sortie de la prison civile de Niamey où il a purgé cinq ans pour une autre tentative d’assassinat, déjà.
Lors d’une conférence de presse le 14 septembre, le procureur général de la cour d’appel, Maazou Oumarou, a décrit le mode opératoire de Mahamadou Noura, disant qu’il usait «de ruses pour attirer ses victimes sur les lieux des crimes», où il les droguait «avant de les ligoter, puis de les sodomiser.» «Un fois évanouies, il les étrangle avec une corde ou les égorge pour recueillir le sang».
Victimes et commanditaires rencontrés en prison
Entendu sur ses mobiles, l’erratique Noura dit avoir agi pour le compte de commanditaires à la recherche de la bonne fortune. Les commanditaires (l’accusation en nomme cinq au total) sont, sauf un, d’anciens compagnons de détention de Noura. Les victimes aussi. Certaines sont identifiées (Abdoul-Nasser et Issoufou Ahmed, dont les corps ont été retrouvés à la cité enseignants-chercheurs, Mohamed Ali, abandonné sur la colline de Seno, Ousmane Rachid Samber, tué à 10 km de Niamey, sur la rive droite du fleuve lui-aussi). Mais les deux derniers suppliciés sont encore très flous : un «inconnu» retrouvé près de l’Institut national de la jeunesse et des sports, au bord du fleuve, et «un certain Saddam» dont on ne sait rien.
En ce qui concerne les commanditaires arrêtés par l’accusation – un par victime, dit Noura, sauf la dernière, sacrifiée «pour lui-même» – deux sont visibles sur la photo prise devant le mur de la police judiciaire. De part et d’autre de Noura, qui fixe crânement l’objectif en boubou blanc, un chapelet entre les doigts, on aperçoit deux hommes en costume brun (le receleur présumé des motos des victimes et un ancien agent de la Nigelec accusé d’être un commanditaire) et, en survêtement bleu, visage dévasté, un personnage important pour l’accusation : Issa Ali Maïga, présenté comme l’intermédiaire entre le bourreau et un commanditaire politique.
Maïga semble avoir mené une vie instable, marquée par plusieurs séjours en prison, après un passage à la garde nationale du Niger dont il a été révoqué. Le marabout ne le porte pas dans son coeur, lui reprochant de ne l’avoir pas aidé à sa sortie de prison. Contrairement à d’autres anciens co-détenus, qui l’ont hébergé ou lui ont offert une ardoise en argent pour ses crimes occultes. Est-ce pour cela qu’il l’implique, pour se venger ? C’est ce que pense Maïga, qui nie avoir joué le moindre rôle dans l’affaire. Selon un de ses parents, les deux hommes se seraient revus par hasard quelques jours avant leur arrestation, après des années sans nouvelles de part et d’autre. Selon d’autres sources, entendu par la police, Maïga a dit ne pas avoir vu Noura depuis décembre 2024.
Ibrahim Yacouba dans la marmite
Noura, le sorcier, affirme que Maïga lui aurait commandité un assassinat pour le compte d’une personnalité politique nigérienne, pour que ce dernier accède au pouvoir et lui donne ensuite des marchés publics à exécuter. L’assassin dit avoir agi «à des fins de sacrifice pour le compte de Issa Ali Maïga et son patron Ibrahim Yacoubou», a déclaré le procureur général de la cour d’appel lors de son point de presse, sans fournir plus de détails.
Ibrahim Yacoubou ou Yacouba est très connu au Niger. Figure montante de la politique (âgé de 54 ans), ancien syndicaliste des douanes, il a présidé l’assemblée de transition de 2010 puis s’est jeté dans l’arène : d’abord au sein du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS) de Mahamadou Issoufou, puis à la tête de son propre parti, le Mouvement patriotique nigérien Kishin Kassa, qu’il crée en novembre 2015. Il a servi les deux présidents socialistes successifs comme directeur adjoint de cabinet (d’Issoufou), poste de confiance éminent, et comme ministre, aux portefeuilles des Transports, des Affaires étrangères et de l’Energie. Les relations de Yacouba avec le PNDS au pouvoir ont été jalonnées de crises, son ambition politique assumée fâchant les barons du parti, qui l’on d’ailleurs exclu. Mais il a alors été repêché par Mahamadou Issoufou qui se servait de lui comme d’un joker.
Yacouba a fait campagne en son nom propre aux deux élections présidentielles de 2016 et de 2021, se présentant alors comme un opposant au système, mais il s’est toujours rallié à la fin, se coulant avec bonheur dans ses avantages et privilèges, derrière une fausse apparence de modestie.Ces voltes-faces ont affaibli sa base politique, qui était pourtant assez solide à Doutchi, région d’origine de sa mère, et elles ont fini par nuire à son image plutôt lisse et positive de leader moderne, séduisant – et séducteur – actif tous azimuts : dans le sport, les médias, la société civile et la politique.
Fauché par le coup d’Etat
Le 26 juillet 2023, au moment du coup d’Etat qui renverse Mohamed Bazoum, Yacouba se trouve à l’étranger, en tant que ministre de l’Energie. Il soutient timidement le président déchu puis attend sagement d’y voir plus clair à Abidjan, où il est pris sous son aile par Alassane Ouattara, comme d’autres proches du président déposé. De retour au Niger le 4 janviers 2024, il est immédiatement incarcéré, comme plusieurs autres anciens ministres, pour «atteinte à la sécurité nationale» puis libéré le 3 avril dernier, au bout de quinze mois, en même temps que d’autres personnalités politiques, conformément aux recommandations des assises nationales. A sa libération, Issoufou lui fait les honneurs d’une visite rapportée par les réseaux sociaux.
Yacouba nie farouchement, bien sûr, les terribles accusations dont il fait l’objet. Il est vrai que l’assassin comme l’intermédiaire présumé, confrontés à lui à deux reprises, n’ont pas varié dans leurs dénégations : ils ne le connaissent pas et ne l’ont jamais vu. Le seul élément – ténu – pouvant conduire à lui est encore très vague : c’est une déclaration du marabout, selon qui Maïga l’aurait sollicité pour le compte d’une personnalité politique du parti «Yacoubia» qu’il se dit incapable de nommer.
Les atermoiements de la police et de la justice, qui l’ont libéré puis repris, confronté, re-confronté, entendu, ré-entendu, sans aucune variation dans aucun des témoignages des trois hommes, attestent de la fragilité du dossier. Et peut-être, d’une volonté en haut lieu de nuire à l’homme politique, qui croupit désormais à la prison de Ouallam. Ses défenseurs, qu’on trouve, curieusement, aussi bien chez les partisans et compagnons de route de Mohamed Bazoum que chez ceux de Mahamadou Issoufou (pourtant à couteaux tirés), y voient un complot du pouvoir militaire pour faire tomber un potentiel rival.
Le procureur général s’en est défendu vigoureusement lors de son point de presse. «Il est important de souligner que cela ne procède d’aucune manipulation, d’où qu’elle provienne. (…) Pour des faits d’une telle gravité, il est impératif que l’enquête soit menée avec la plus grande célérité. Le parquet étant le garant de l’application de la loi restera ferme à ce sujet pour que toute la lumière soit faite sur cette affaire et ce, pour la sauvegarde des droits de tous, mis en cause et victimes.» Le procureur général a invité les citoyens à croire en l’indépendance de la justice et «à lui faire confiance.»
Une énigme policière et un choc social
Les développements à venir du dossier reposent désormais largement sur l’étrange Noura. De lui, on sait qu’il a beaucoup voyagé et beaucoup fréquenté les prisons, où il se présentait comme un maître de magie noire. Tueur en série psychopathe, fou dangereux ou tueur à gage du monde occulte ? On hésite. Le quotidien L’Enquêteur s’est fait l’écho de cette lancinante question dans un éditorial du 15 septembre.
«Sommes-nous en présence de la logorrhée d’un tueur mythomane, scénariste pervers de sa propre chute, qui s’invente des commanditaires pour se racheter une importance, ou face à la confession terrifiante d’un exécutant d’un réseau politicocriminel où l’ésotérisme sert de paravent à la quête du pouvoir ?», se demande, comme nous, Soumana I. Maïga, le directeur du titre.
«La première hypothèse, celle du monstre manipulateur, est à la fois la plus simple et, paradoxalement, la plus rassurante. Elle voudrait qu’un criminel, se sachant perdu, utilise l’écho de ses propres atrocités pour tisser une toile de mensonges, y piégeant ses ennemis ou d’anciennes connaissances par pure vengeance. Dans ce scénario, l’horreur serait contenue à la monstruosité d’un seul homme. La seconde hypothèse est un plongeon dans les abysses. Elle suggère que les confessions de Noura ne sont pas une fiction, mais une fenêtre ouverte sur les bas-fonds obscurs d’une société où la soif de pouvoir s’allie à la superstition la plus barbare. Dans cette version, les meurtres ne seraient plus des actes isolés, mais les symptômes d’une gangrène morale, d’un pacte où des hommes s’offriraient les services occultes de tueurs pour garantir leur succès. Cette perspective est infiniment plus terrifiante, car elle ne désigne plus un coupable, mais un système.»
Le lendemain, dans un autre article intitulé «Nous sommes tous des clients du marabout», le même journaliste insiste. «Le ‘Marabout de la Mort’ n’est que la face la plus extrême d’un phénomène bien plus large : la quête de raccourcis mystiques pour la réussite.(…) Nous avons collectivement laissé prospérer l’idée que le pouvoir pouvait s’obtenir ailleurs que dans les urnes ou par le mérite, et nous en payons aujourd’hui le prix.»
Le miroir d’une société corrompue et vouée au seul gain
Hassan Toro, dans un post sur les réseaux sociaux, accuse, au-delà du penchant de ses compatriotes pour les croyances occultes, le cynisme d’une société qui admet que tout puisse être mis en oeuvre, même le pire, pour la conquête du pouvoir et de la fortune. «Quand la réussite passe par l’éducation et le mérite, on n’a pas besoin de sang. Mais quand la société se ferme, quand les places sont verrouillées par des clans et des réseaux opaques, les gens se tournent vers les chemins de l’ombre, à savoir occultisme, corruption, sacrifices. C’est l’élite économique et politique qui, par peur de perdre ses privilèges ou par soif de dominer encore plus, entretient la croyance qu’il faut passer par le sang et la terreur pour garder son trône.»
«Au demeurant, poursuit Toro, ce que nous appelons ‘sacrifices rituels’ n’est que la face traditionnelle d’une logique moderne de banalisation de la vie humaine au service de l’ambition. (…) Tant que nous n’aurons pas remplacé cette culture de la peur et du mysticisme par une culture du mérite et de la transparence, nous resterons prisonniers de nos propres ténèbres.»