Il aura donc fallu des mois de bombes, des centaines de milliers de morts, une famine, et un blocus total pour que le monde découvre ce qui se passe à Gaza. Brusquement, on ose un mot : génocide. Et le silence se fissure, jusque dans les rangs les plus fermés. Même un bateau tente de forcer la réalité. Jusqu’où ira l’éveil ?
Le réveil est douloureux, mais apparemment inévitable. Ce qui relevait hier de l’exagération militante, voire de l’accusation diffamatoire, devient aujourd’hui une hypothèse sérieuse : et si ce qu’il se passe à Gaza relevait d’un génocide ?
Le mot circule, tout à coup, dans les rapports d’ONG, dans les bouches prudentes de diplomates, dans les plateaux télé. Il faut dire qu’avec plus de 37 000 morts, une destruction quasi totale de l’infrastructure, une famine provoquée, des évacuations interdites, des enfants amputés sans anesthésie et une population entière coupée du monde, il devenait difficile de parler simplement de « riposte sécuritaire ».
C’est toute une partie de l’opinion publique internationale qui semble être sortie de son coma moral. La France « officielle » s’en mêle, enfin. Emmanuel Macron, longtemps sur la ligne du funambule, appelle désormais à une conférence pour une solution politique « urgente et équitable », tout en martelant que les principes du droit humanitaire doivent s’appliquer partout. Même à Gaza. Quelle audace. L’Espagne, l’Irlande, la Norvège vont plus loin : ils reconnaissent l’État de Palestine, qualifient de « génocidaire » la politique de Tsahal, et demandent des comptes. Même l’Autriche commence à tousser. À ce rythme, on pourrait presque croire que le monde va se souvenir de la Convention de 1948.
L’Omerta brisée
C’est peut-être là que la secousse est la plus inattendue. Dans de nombreuses communautés juives à travers le monde, un virage moral s’opère. Des figures religieuses, intellectuelles, artistiques, prennent la parole pour dire : « Pas en mon nom. » Longtemps paralysées par la peur de nourrir l’antisémitisme ou par une loyauté historique à l’État d’Israël, ces voix brisent aujourd’hui l’omerta.
Aux États-Unis, en France, en Afrique du Sud, en Argentine, des rabbins, des survivants de la Shoah, des enseignants d’université, des citoyens ordinaires signent des tribunes, publient des lettres, manifestent avec des pancartes évoquant « le peuple juif contre l’apartheid et la terreur ».
Et l’effet domino est bien réel. En France, l’Union juive française pour la paix (UJFP) et d’autres collectifs vont plus loin : ils déposent plainte pour complicité de génocide contre des groupes qui auraient bloqué l’aide humanitaire destinée à Gaza. À lire ces textes, on comprend que l’histoire ne s’écrit plus selon les vieilles grilles binaires. La ligne de fracture ne passe plus entre Juifs et non-Juifs, mais entre ceux qui regardent, et ceux qui détournent le regard.
La justice française sort du bois
Fait rarissime : le parquet national antiterroriste (PNAT) a ouvert des enquêtes préliminaires pour « complicité de génocide », visant des activistes pro-israéliens accusés d’avoir physiquement entravé l’acheminement de l’aide vers Gaza. C’est peu dire que l’initiative a fait tousser dans certaines ambassades.
Des ONG, des familles franco-palestiniennes, des avocats, déposent plainte à tour de bras. Contre des militants. Contre des politiques. Contre des militaires. Et même contre Benjamin Netanyahu lui-même, pour « crimes contre l’humanité », « destruction délibérée de population civile » et autres joyeusetés juridiques. On ne sait pas encore ce que la justice française fera de tout cela, mais au moins, les mots sont posés.
Ce basculement est inédit. Jusqu’à présent, la France se gardait bien de toute implication directe. Désormais, elle brandit le droit international non plus comme un talisman abstrait, mais comme un outil juridique. Mieux vaut tard.
Le mur du silence s’effondre aussi dans les sphères culturelles. Des acteurs, des chanteurs, des réalisateurs, certains juifs, d’autres non, signent des tribunes, appellent à un cessez-le-feu immédiat, dénoncent la « complicité passive des démocraties ». Le monde des lettres, du théâtre, du cinéma, longtemps timide, se mobilise. Et soudain, des artistes qui faisaient des selfies avec des ministres il y a un an s’alignent sur les slogans des ONG.
Une pétition internationale, réunissant médecins, chercheurs, juristes, militants des droits humains, appelle à « désigner clairement ce qui se passe à Gaza comme un génocide en cours ». Le ton a changé : plus de conditionnel, plus de circonvolutions. Juste un constat sec. Et cette clarté fait tache d’huile.
Le bateau de la discorde : Gaza par la mer
Comme s’il manquait un symbole, un bateau, le Madleen, prend la mer début juin, depuis la Sicile. À son bord : Greta Thunberg, l’acteur Liam Cunningham (Game of Thrones), et la députée franco-palestinienne Rima Hassan. Leur objectif ? Acheminer de l’aide humanitaire et briser symboliquement le blocus israélien par la mer.
La scène a tout d’un théâtre moral : une embarcation modeste, quelques tonnes de vivres et de médicaments, une détermination sans faille. En face, la marine israélienne prévient : le navire ne passera pas. « Par tous les moyens nécessaires », déclare un ministre.
À l’approche des eaux égyptiennes, le bateau perd tout contact radio. Les ONG parlent d’un brouillage intentionnel, pratique familière dans cette région. Imaginons maintenant la scène qui les attend : une poignée d’activistes, une militante en ciré jaune, un acteur de série, une eurodéputée sous surveillance, opposés à une marine de guerre. Et dans leurs cales : de la farine et des médicaments. De quoi faire trembler une armada. Ou peut-être seulement les certitudes. Et le drapeau blanc.
Le droit maritime contre le droit à vivre
Sur le plan juridique, tout devient limpide : un État ne peut bloquer l’aide humanitaire si elle est manifestement destinée à une population civile en détresse. L’ONU a répété à plusieurs reprises que Gaza vit une catastrophe humanitaire majeure. Des millions de personnes sans eau, sans soins, sans toit, sans vivres. Alors, intercepter un bateau d’aide, est-ce encore de la défense légitime ? Israël brandit sa sécurité, la menace d’infiltration, le risque terroriste. L’argument n’est pas absurde, mais le contexte le fragilise : qui peut croire que Greta Thunberg transporte des roquettes ? L’opinion bascule. Le bateau devient ce que Gaza était devenu : un point de non-retour.
On assiste à un affrontement frontal entre deux récits.
– D’un côté, celui d’un État souverain défendant ses citoyens, entouré d’ennemis, agissant dans un cadre légal.
– De l’autre, celui d’un peuple privé d’eau, de nourriture, de refuge, de soins, et désormais de mots, sauf ceux qu’on ose à sa place.
C’est toute la cartographie morale de l’Occident qui vacille. Car si ce qui se passe à Gaza est un génocide, alors que fait-on encore à tergiverser ? Si ce n’en est pas un, alors combien de morts faudra-t-il encore ?
Le bateau n’a pas encore accosté. Il ne le pourra sans doute pas. La France lance des appels au calme. Les États-Unis regardent ailleurs. Mais les digues sont rompues. Le mot est lâché. Il circule.
Une chose est sûre : Gaza a changé la manière dont le monde se regarde. La posture du « ni-ni », le confort de l’ambiguïté…Et il aura suffi, pour que ce vacillement prenne forme, de milliers de corps sans sépulture, de villes sans murs, de voix sans micro. Et d’un bateau.
Alors maintenant, qui osera encore dire qu’il ne savait pas ?