Les Juifs marocains inquiets face à un pays pro palestinien, mais protégés  

Le gouvernement comme la presse sont unanimes pour dénoncer « l’occupation de Gaza et la déportation des Palestiniens », et des milliers de Marocains manifestent, y compris à Rabat, contre la situation humanitaire « insoutenable » des Palestiniens. Mais pas question – sauf exception – de s’en prendre à la petite communauté juive du royaume (2 à 3 000 personnes).     

Par Ian Hamel, de retour du Maroc

         

L’humoriste Gad Elmaleh, né en 1971 à Casablanca dans une famille juive marocaine, est venu jouer son dernier spectacle « Lui-même » sur la scène du complexe Mohammed V, dans la capitale économique du pays. Le magazine TelQuel, daté du 12 au 18 septembre, lui consacre pas moins de quatre pages. Dans l’interview, de nombreuses questions tournent autour du Proche-Orient et de la religion. On lui rappelle qu’une partie du public marocain lui « reproche votre silence sur Gaza ». Et que des membres de la communauté juive marocaine « voient d’un mauvais œil votre fascination pour la catholicisme ». Le lecteur aurait peut-être aimé en savoir davantage sur son spectacle lui-même.   

Mais il faut comprendre que la question juive, et plus précisément la question séfarade (Juifs des pays méditerranéens) occupe une place toute particulière au Maroc, seul pays musulman à reconnaître la contribution juive à son identité nationale. Le royaume est également le seul à posséder un tribunal rabbinique réservé aux Juifs marocains au ministère de la Justice, concernant les affaires familiales. « La communauté ne rencontre pas de problèmes. Musulmans et Juifs vivent en bonne entente au Maroc », nous explique-t-on au temple Beth-El, l’une des principales synagogues de Casablanca.    

Relations diplomatiques avec Israël depuis 2020      

Malgré tout, le lieu de culte est gardé 24 heures sur 24 par des agents de police, comme le montre l’illustration. Il en est de même au Musée du judaïsme marocain, toujours à Casablanca, l’unique musée consacré  au judaïsme dans le monde musulman ! Malgré tout, le taxi nous conduisant à la synagogue Beth-El, dans le quartier Sidi Belyout, ne trouvait pas l’adresse. Pour demander la route aux passants, s’exprimant en darija (le dialecte marocain) le chauffeur utilisait un mot argotique pour désigner les Juifs. Par ailleurs, il y a bien eu récemment un « Mort aux juifs », en anglais et en arabe, tagué près d’un restaurant casher de Casablanca. Malgré tout, les « Free Palestine » fleurissent moins sur les murs du Maroc qu’en France. « Très honnêtement, les Juifs se sentent davantage en sécurité ici qu’à Paris », insiste un membre de la communauté juive, ajoutant : « je ne sais pas ce que va devenir la France ». Samedi dernier, pour le shabbat, ils étaient une petite vingtaine à fréquenter le temple Beth-El.  

Il existe pourtant des partis islamistes au Maroc, le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement de 2011 à 2021, et, plus radical, non légitimiste, Justice et Spiritualité, couramment appelé Jamaa. Avec les partis de gauche, dans les grandes villes du royaume, y compris à Rabat, depuis le début de la guerre à Gaza, ils manifestent, brandissant des drapeaux palestiniens. Pas seulement contre Israël, mais aussi contre toute forme de normalisation avec Tel Aviv. Le Maroc et Israël ayant officiellement établi des relations diplomatiques en 2020, à la lumière des accords d’Abraham. Nasser Bourita, le ministre des Affaires étrangères, ne ménage pas ses attaques contre Israël, considérant l’occupation de la bande de Gaza et la déportation des Palestiniens de cette enclave comme « dangereuses et inacceptables ». Il dénonce avec la même énergie « les agressions ayant visé la Syrie et le Qatar », rappelant que « sans un État palestinien, la stabilité ne peut être atteinte dans la région » (1).    

Les accords d’Abraham en question

Pour TelQuel, « en bombardant une salle au Qatar, c’est l’État de droit international et la convention de Genève qu’Israël torpille », et cette agression, « ne joue pas en faveur de l’élargissement des accords d’Abraham dont Donald Trump rêve ». Sous le titre « Doha, nouveau stand de tir à ciel ouvert », le magazine Maroc Hebdo cible davantage le président américain : « Difficile de croire que des F-16 ont volé à trente bornes de la plus grosse base US de la région sans que l’oncle Sam ne s’en rende compte. C’est comme imaginer un éléphant traversant un magazine de porcelaine sans rien casser », ironise le chroniqueur Driss El Fahli. Et de constater que l’accord d’Abraham « ressemble de plus en plus à une police d’assurance qui couvre… l’incendie volontaire ». Mais de là à remettre en cause les accords d’Abraham, il n’y a que le roi Mohammed VI qui pourrait éventuellement le décider. Pour l’instant, il garde le silence.

Entre le Conseil des communautés israélites du Maroc, le Groupe d’amitié Maroc-Israël, la Chambre de commerce et d’industrie Maroc-Israël, l’association “les Amis du Judaïsme Marocain“, sans oublier les agences juives de tourisme au Maroc, et les visites du patrimoine juif, toutes ces structures dessinent une amitié indéfectible entre le Maroc et les Juifs d’origine marocaine. Un million d’entre eux vivent aujourd’hui en Israël. Pourtant, ils sont souvent religieux et militent en grand nombre dans les partis de droite et d’extrême droite. Ils ne désavouent guère le gouvernement de Benyamin Netanyahou.

 

De 250 000 Juifs en 1948

 

Concernant ces liens si particuliers entre Juifs marocains et le royaume chérifien, il existe une littérature abondante. Pour l’aspect le plus positif, il faut se référer à Jamal Amiar, auteur de l’ouvrage « Le Maroc, Israël et les Juifs marocains » (1). Fondateur de l’ancien hebdomadaire Les Nouvelles du Nord, le journaliste a effectué son premier déplacement en Israël en 1985. D’autres livres rappellent que depuis 1948, 250 000 Marocains de confession juive sont partis de l’autre côté de la Méditerranée rejoindre l’État hébreu. Aujourd’hui, les Juifs marocains ne sont plus que 2 à 3 000 à vivre dans le royaume, principalement à Casablanca. C’est ce que racontent « Mémoires et représentations des Juifs au Maroc », avec un sous-titre éloquent : « Les voisins absents de Meknès » (2). Paru plus récemment « La question séfarade », avec également un sous-titre vigoureux : « De la dhimma à la colonisation, une mémoire qui dérange » (3). Sans oublier « Hassan II et les Juifs. Histoire d’une émigration secrète », d’Agnès Bensimon (4).

 

  

 

  • « Le Matin » du 12 septembre, « Libération » des 13-14 septembre. .
  • BibliMonde Éditions, 2022, 337 pages.
  • Emanuela Trevisan Semi et Hanane Sekkat Hatimi, Éditions Publisud, 2011, 303 pages.
  • Daniel Bensoussan-Bursztein, L’Artilleur, mai 2025, 493 pages.
  • Seuil, 1991, 224 pages.

 

 

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)