Lion d’argent à Venise: une enfant de Gaza bouleverse la planète

À la Mostra de Venise, la voix d’Hind Rajab bouleverse le jury et la critique, offrant à la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania le Lion d’argent pour un film qui résonne comme un acte de mémoire et de résistance face au drame palestinien.

Il y a parfois des films qui dépassent le cinéma, qui percent la bulle du festival, traversent la salle, s’installent dans la mémoire collective et imposent leur nécessité. The Voice of Hind Rajab, signé Kaouther Ben Hania, est de ceux-là. Présenté en septembre 2025 en compétition officielle à la 82e Mostra de Venise, le film a bouleversé spectateurs et critiques par sa puissance émotionnelle et sa justesse. À l’issue de la projection, la salle s’est levée, comme un seul homme, pour une ovation de 23 minutes, un record d’intensité qui ne doit rien au folklore vénitien. Ce soir-là, sur le Lido, c’est la voix d’une fillette palestinienne, piégée à Gaza sous les tirs, qui a traversé l’écran et imposé silence, tristesse et admiration.

Un drame réel, un enregistrement qui glace le sang

 

Le film s’appuie sur un fait divers tragique devenu symbole : le 29 janvier 2024, Hind Rajab, 5 ans, se retrouve prise au piège dans une voiture familiale à Gaza, entourée des corps sans vie de ses proches, alors que les combats font rage autour d’elle. La petite fille parvient à joindre, à plusieurs reprises, le Croissant-Rouge palestinien par téléphone, lançant des appels à l’aide d’une bouleversante détresse : « Venez me chercher, j’ai peur, ils sont tous morts autour de moi ». Ces enregistrements audio, authentiques, constituent la colonne vertébrale du film. Ils sont diffusés, tels quels, sans fard ni effet, à la manière d’un documentaire sonore, créant une expérience d’écoute aussi poignante qu’intolérable.

L’ambulance envoyée sur place ne parviendra jamais à secourir Hind. Les deux secouristes du Croissant-Rouge, eux aussi, seront abattus par des tirs croisés, leurs corps retrouvés plusieurs jours après le drame. Lorsque l’armée israélienne accepte enfin de laisser passer les secours, il est trop tard : Hind et sa famille sont morts, la voiture criblée d’impacts, les voix éteintes à jamais.

Un cinéma du réel, sans effet ni voyeurisme

Kaouther Ben Hania, réalisatrice déjà remarquée pour La Belle et la Meute (2017) et L’Homme qui a vendu sa peau (nommé à l’Oscar en 2021), a choisi la sobriété pour aborder ce drame. Le film mêle des images reconstituées tournées en Tunisie à des extraits d’entretiens avec la mère de Hind et les opérateurs du Croissant-Rouge. Le spectateur n’est jamais plongé dans la violence frontale : c’est le hors-champ sonore, la voix tremblante de l’enfant, qui porte tout le récit. Ce dispositif minimaliste, loin d’affaiblir l’impact, lui confère une force inouïe. Les visages, les mains crispées, les regards sidérés des acteurs sur le tapis rouge de Venise en témoignent : la fiction ne cherche pas à remplacer la réalité, elle la fait entendre dans toute son horreur, sans jamais céder au pathos.

Pour la critique, cette justesse du ton est l’une des clés du succès du film. « Un drame humaniste saisissant, précis sans jamais tomber dans le sensationnalisme », écrit The Guardian, tandis que Vogue évoque « une œuvre d’une retenue rare, qui laisse le spectateur tétanisé et responsable ». Beaucoup de festivaliers n’hésitent pas à affirmer que The Voice of Hind Rajab méritait le Lion d’or, tant le choc fut profond et la proposition artistique maîtrisée.

Un prix politique, un hommage aux vrais héros

Sur la scène de la Mostra, au moment de recevoir le Lion d’argent, Kaouther Ben Hania n’a pas caché son émotion. Elle a dédié sa récompense aux travailleurs du Croissant-Rouge palestinien, « ces véritables héros », insistant sur leur courage et leur abnégation. Elle a également dénoncé, avec une gravité retenue, « le génocide infligé à Gaza par un gouvernement israélien criminel qui agit avec impunité ». Son discours, repris dans de nombreux médias, a été salué par une grande partie du public mais aussi critiqué par certains observateurs, qui l’accusent d’exploiter la politique sur la scène artistique.

La réalisatrice, loin de se dérober, a revendiqué le caractère engagé de son film : « Toute œuvre est propagande de son auteur, oui, c’est la propagande pour maintenir la mémoire de Gaza », a-t-elle déclaré à la presse, citant le devoir de mémoire et l’importance de faire entendre la voix des victimes là où la justice internationale échoue trop souvent. Ce positionnement assumé a donné lieu à des débats passionnés, certains y voyant une instrumentalisation, d’autres, au contraire, une réponse salutaire à l’indifférence occidentale.

Un film déjà en route vers les Oscars

Produit en un temps record – moins d’un an – The Voice of Hind Rajab bénéficie d’un impressionnant soutien international : parmi les producteurs exécutifs, on retrouve Brad Pitt, Joaquin Phoenix, Rooney Mara, Alfonso Cuarón et Riz Ahmed. Le film est porté par une coproduction franco-tunisienne (Film4, Plan B, Mime Films, Tanit Films), signe d’un intérêt global pour cette histoire universelle. Candidat officiel de la Tunisie à l’Oscar du meilleur film international, il entame déjà une carrière mondiale, saluée par la presse internationale.

Le choix du jury de Venise – présidé cette année par le réalisateur américain Alexander Payne – de récompenser The Voice of Hind Rajab du Grand prix, tout en attribuant le Lion d’or à Father Mother Sister Brother de Jim Jarmusch, a été diversement interprété. Certains y ont vu une manière d’éviter un trop grand geste politique ; d’autres, une reconnaissance suffisante, tant la compétition était relevée. Quoi qu’il en soit, le film de Ben Hania restera sans doute comme l’un des moments les plus forts du festival.

Un cri qui devient mémoire collective

Au-delà de son succès, The Voice of Hind Rajab interroge la capacité du cinéma à bouleverser les consciences, à servir de caisse de résonance aux tragédies du monde. Il rappelle, dans sa forme la plus dépouillée, que derrière chaque chiffre de la guerre, chaque victime anonyme, il y a une voix, un visage, une histoire. Le film, porté par la justesse de sa mise en scène et l’intensité de son sujet, pose une question simple : qu’allons-nous faire de ce cri ?

À Venise, ce cri n’a laissé personne indifférent. Il a résonné bien au-delà des murs feutrés du palais du cinéma, jusqu’aux plateaux télévisés et aux réseaux sociaux. Il a surtout remis, pour un temps au moins, la réalité de Gaza au cœur de l’actualité artistique et politique. La voix de Hind, restée sans réponse ce jour de janvier 2024, trouve enfin, grâce au cinéma, des millions d’oreilles attentives. Et il faudra longtemps pour que ce silence retombe.