Le temps béni de la Côte d’Ivoire avec Daouda « le sentimental »

Dans la mémoire collective ivoirienne, Daouda “le sentimental” incarne bien plus qu’une voix douce ou qu’un auteur de ballades. Il symbolise une époque, celle des années 70-80, marquée par un climat d’insouciance et d’optimisme, sous le règne de Félix Houphouët Boigny.

Leslie Varenne

Tandis que dans d’autres coins du continent, des artistes comme Fela Kuti ou Mohamed Wardi enflammaient les foules avec des hymnes révolutionnaires, Daouda, lui, choisissait le décalage : ses chansons mêlant humour et amour balayaient les ondes et incarnaient la légèreté  de cet “âge d’or” ivoirien.

 «Abobo-la-guerre, Yopougon la bagarre »

Daouda Koné est né en 1951, avant les indépendances dans une commune de la Haute-Volta actuelle Burkina-Faso, il n’en deviendra pas moins une figure emblématique de la musique ivoirienne. Technicien à la Radio Télévision Ivoirienne, il ne se destinait pas à une carrière musicale. Pendant les pauses, il fredonnait ses airs tout en grattant sa guitare. Flairant le talent, ses collègues lui ont donné l’occasion d’intervenir dans leurs programmes.

Lors de son premier passage sur les ondes, il interprète « Gbaka » une chanson qui s’inscrira immédiatement dans la légende d’Abidjan. Sur un rythme entraînant, il entonne une ode aux gbakas, ces minibus bondés, brinquebalants, qui transportent tant bien que mal les habitants des banlieues au centre de la capitale : « Adjamé-marché, Abobo-la-guerre, Yopougon-la-bagarre, allez, venez, montez… ».

« Gbaka » occupe encore aujourd’hui une place à part dans l’histoire musicale et sociale d’Abidjan. Les expressions « Abobo-la-guerre » et « Yopogon-la-bagarre », qui décrivent de manière imagée deux communes de la capitale, font désormais partie du langage courant.

Au passage, grâce à son succès foudroyant, Daouda a sauvé ces minicars qui sillonnent encore aujourd’hui les routes des grandes villes de Côte d’Ivoire. En effet, le ministre des Transports publics s’apprêtait à les interdire en raison de leur dangerosité et du désordre qu’ils causaient. Avec cette romance, devenue un tube, le gouvernement remisa sa proposition de loi au placard. Des années plus tard, Daouda dira : « Je ne me rends pas forcément compte de l’impact que la chanson peut avoir. Ce sont les gens qui s’approprient mes morceaux avec leur propre ressenti. Gbaka était un véritable hommage à la vie urbaine et aux habitants d’Abidjan, faisant fonctionner la ville et ses transports avec humour et tendresse.»

Une discographie foisonnante

Si par sa première chanson, Daouda, a joué les lanceurs d’alerte, il n’était question pour lui de s’engager dans la lutte politique, comme tant d’autres musiciens en Afrique. Sous le règne d’Houphouët Boigny, le premier président après l’indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire rimait avec prospérité et stabilité, toutes deux paraissaient acquises, quasi-éternelles. La musique de Daouda a tout simplement accompagné ce qu’on appelait alors « le miracle ivoirien ».

Avec le recul, ses textes peuvent faire sourire, sembler légers, désuets face aux enjeux du continent, mais à l’époque il offrait surtout un contrepoint, un espace de répit et de rêverie dans une Afrique en pleine mutation. Dans ces années-là, le reggae commence à tenir le haut du pavé, mais Daouda se moque des modes et  prend le contrepied. Il continue de cultiver le bonheur du quotidien, les déboires amoureux racontés non sans humour, avec des titres comme « La femme de mon patron », « Mon cœur balance » ou encore « Match nul ». 

« Il ne faut jamais désespérer »

C’est ainsi qu’ilgagne alors le sobriquet de Daouda le Sentimental qu’il adopte et garde comme nom de scène. Il revendique son style proche des sentiments et du quotidien du peuple « Je chante des choses simples, des histoires de vie de tous les jours avec une morale profonde »

Dans les années 80, le chanteur s’inspire des rythmes afro-latino comme avec « la Salsa de Niangoloko », puis il s’entoure de musiciens d’Afrique centrale et sa musique prend des airs de rumba congolaise. Par la diversité de ses rythmes, il a enrichi la palette musicale ivoirienne en y mêlant des influences transnationales qui font ressortir la richesse culturelle de son pays. Ainsi, il a traversé les frontières et le temps. Dans les années 90, il émigre aux Etats-Unis et cesse d’enregistrer, il faudra attendre 2013 pour qu’il signe un nouvel album « Hakuna Matata ».

Deux ans après la guerre de 2011 en Côte d’Ivoire, dans un pays qui broie du noir, il chante l’optimisme : « malgré tous les problèmes, la vie est belle, si Dieu te donne la santé, faut jamais désespérer » !

Le miroir ivoirien

Ecouter les tubes de Daouda des années 70-80 aujourd’hui, transperce le cœur d’un brin de nostalgie. La prospérité d’alors s’est depuis longtemps évaporée. A l’approche de l’élection présidentielle d’octobre 2025, dans un pays tendu comme un arc, craignant un remake violent de 2011 ou de 2020, ses refrains rappellent la stabilité et la sécurité enfuies.

Ses chansons transmises de générations en générations sont fredonnées lors des fêtes et des cérémonies comme des airs familiers. Non seulement, elles reflètent la culture populaire du pays et son humour légendaire mais elles font aussi l’effet d’une madeleine de Proust, un retour en arrière qui apaise les cœurs.

Plus que nul autre, Daouda le Sentimental a su capturer l’essence de la société de son époque.

Discographie

1976

Gbaka

Single/album début carrière

1977

Le villageois

Single

1978

Mon Cœur Balance

Album « Le Sentimental »

1978

Bouquet de fleurs

Album « Le Sentimental »

1979

Les collégiennes

Album « Les Collégiennes »

1980

Sinikeneya

Album « Sinikeneya »

1982

Kokorôko

Album « La Salsa de Niangoloko »

1984

La Femme de mon patron

Album « La Femme de Mon Patron »

1990

Match Nul

Album « Match Nul »

2013

Hakuna Matata

Album « Hakuna Matata »