Danielle Boni Claverie:  » Le risque d’élections perturbées en Côte d’Ivoire ».

 Pour prendre le pouls de la Côte d’Ivoire et décrypter la situation politique à quelques mois de l’élection présidentielle, Mondafrique a interviewé Danielle Boni Claverie. Personnage public, ancienne ministre, elle dirige un parti d’opposition, l’URD, et est également l’une des porte-parole de CAPCI, une plateforme qui regroupe de nombreux partis d’opposition. Elle est donc au cœur des événements à l’orée du scrutin d’octobre 2025.

Mondafrique : En Côte d’Ivoire, les élections sont toujours précédées d’une période dense, incertaine, électrique. À quatre mois de cette échéance, quel est le climat dans la capitale et à l’intérieur du pays ?

Danielle Boni Claverie : Je suis de plus en plus inquiète. Le pouvoir refuse toute concession et reste fermé à toute forme de dialogue. Malheureusement, par expérience, les Ivoiriens savent reconnaître les ingrédients qui peuvent déboucher sur une crise préélectorale. Depuis 1990, nous n’avons jamais connu d’élections normales, apaisées.

Il y a un an, je faisais un plaidoyer auprès du Ministre Gouverneur Cissé Bacongo, sur la nécessité d’un dialogue inclusif réunissant les partis politiques et la société civile. Sa réponse traduisait une position déjà bien arrêtée. C’était « niet »… Le prétexte avancé, le dialogue politique de 2022 avait réglé les points essentiels soulevés par l’opposition. Cynisme, stratégie, mépris ? Il y a certainement une dose des trois que je ne saurai évaluer.

Le climat est lourd. Tous les ingrédients sont réunis pour une explosion : une justice à géométrie  variable, un droit de manifester restreint, une Commission électorale totalement décrédibilisée aux yeux de l’opposition ; l’exclusion d’adversaires politiques charismatiques et enfin un Conseil Constitutionnel, chargé de donner les résultats définitifs, aux ordres. Jusqu’ici, le pouvoir refuse de lâcher ne serait-ce qu’une miette, l’opposition, elle, bien préparée dans ses revendications, reste ferme sur ses positions. Il suffit d’une allumette pour que le feu prenne, alors que le dialogue aurait pu arrondir certains angles et diminuer les risques de colère.

Mondafrique : Cela fait déjà plus d’un an que l’opposition réunie a dénoncé le fichier électoral qui, selon vous, ne permet pas de procéder à une élection transparente et crédible. À ce jour, qu’avez-vous obtenu ?

DBC : Nous n’avons rien obtenu, rien et c’est cela qui est préoccupant. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, à l’échelle d’un pays, cela peut avoir des conséquences dramatiques. Comment justifier un tel entêtement de la part du pouvoir ?  Il y a un an, l’opposition était encore émiettée, aujourd’hui elle apparaît de plus en plus structurée, de plus en plus motivée.

Notre défiance est encore renforcée par de très nombreuses anomalies sur la liste électorale, des anomalies grossières confirmées par des experts. Cela va d’électeurs âgés de plus de cent ans  à une mère prolifique pourvue de 700 enfants en passant par des doublons massifs ou encore des oublis par dizaines de milliers du nom de la mère ou du père. Sans compter le phénomène de transhumance électorale c’est à dire le transfert illégal d’électeurs entre régions.

Toutes ces anomalies entament profondément la confiance des citoyens et nos demandes répétées sur la nécessité d’un audit sont restées vaines. De peur d’être confondu, du moins je le suppose, le régime se mure dans une bulle de béton. A côté de nous, le Ghana nous donne des leçons de démocratie. Alors que nous avons à peu près le même nombre d’habitants, 33 millions, la liste électorale de 2024 compte plus de 18 millions d’électeurs, alors qu’en Côte d’Ivoire nous n’atteignons pas les 9 millions ! 

Au Ghana,  les résultats sont publiés bureau par bureau et la rigueur déployée par ce pays voisin a permis un scrutin apaisé. Nous qui sommes si fiers de nos performances économiques et de nos  statistiques mirobolantes, pourquoi ne pas avoir à cœur de ne plus voir le sang coulé pour le choix d’une personne, fut-il un Président de la République. Je rêve d’un perdant serrant la main du gagnant.

Quatre candidats, dont deux issus des plus grands partis d’opposition de Côte d’Ivoire – Laurent Gbagbo du PPACI et Tidjiane Thiam du PDCI – ne pourront pas se présenter. Quel recours leur reste-t-il ? L’opposition a-t-elle un plan B ?

DBC : Permettez-moi avant de répondre à votre question, de parler de « l’ivoirité » à la base de toutes les dérives identitaires que nous connaissons. Il faut que nous ayons un jour le courage de percer certains abcès particulièrement douloureux pour leur permettre de cicatriser durablement. Les exclusions du Président Laurent Gbagbo, de Tidjiane  Thiam, de Guillaume Soro et de Charles Blé Goudé viennent renforcer les inquiétudes sur l’équité du processus électoral. L’ivoirité, c’était la valorisation de la culture nationale à travers ses valeurs, ses traditions, son vécu et une mémoire commune à construire. Instrumentalisé politiquement, ce concept a été transformé en une arme d’exclusion. La nationalité, l’origine des candidats, leur filiation, leur lieu de naissance sont devenus des instruments politiques, des instruments de division et plus tard de conflit armé. Ayons un peu de mémoire : la guerre civile  de 2002, la partition du pays, la crise postélectorale de 2010-2011 et celle de 2020 ont été nourries par ces tensions identitaires. Aujourd’hui, la marge de manœuvre légale pour l’opposition est plus qu’étroite puisque c’est le Conseil Constitutionnel qui statue en dernier recours et nous dénonçons depuis plusieurs années sa proximité avec le pouvoir. Sur le plan international, la CEDEAO, l’UA, l’ONU, l’Union Européenne nous ont rencontrés, mais il nous est difficile d’apprécier l’impact de nos observations et revendications sur ces agents internationaux.

Evidement, chaque état-major pense à des stratégies de contournement et nous étudions différents scénarios avant de définir une stratégie commune. Du fait de l’exclusion de leurs leaders, le PDCI et le PPACI vont-ils chercher à se rallier autour d’un autre candidat acceptable par tous et porteur d’un programme consensuel ? Il se murmure beaucoup de choses mais pour le moment ces plans B restent enfouis dans les tiroirs et l’option prise par ces deux partis est à mon sens double. Les communiqués sur l’organisation des parrainages indiquent que les choix des candidats restent les mêmes. Leurs militants sont invités à rester vigilants et à ne répondre à aucune velléité de détournement de candidat. Cela est surtout vrai pour le PDCI. Je pense que ces  partis partagent aussi un point commun, celui de vouloir maintenir une forte pression pour arriver à une mobilisation populaire qui devra s’exprimer pacifiquement mais fermement. Sommes-nous un peuple amorphe, las de tant d’accumulations de frustrations ? Je dis toujours que le peuple ivoirien est comme son emblème, l’éléphant. Imposant, silencieux, patient, il avance lentement. Mais lorsqu’il lui semble qu’une ligne rouge est franchie, alors il charge et rien ne peut l’arrêter. Croire que le silence des peuples serait une adhésion à un régime est une erreur. Il ne faut pas non plus oublier notre jeunesse qui est connectée, informée, consciente. La peur s’effrite. Exigence de la période électorale, la classe politique ne parle du peuple qu’en termes vertueux mais nous avons envers nos compatriotes un devoir d’écoute pour connaître leurs attentes puisque par le vote nous leur demandons de décider du destin politique du pays. Descendre dans la rue de manière responsable n’est pas synonyme de dérapage ou de désobéissance civile. C’est le seul moyen démocratique dont ils disposent pour se faire entendre. C’est ce qu’on appelle la démocratie et la liberté d’expression. En résumé, je rappellerai simplement que l’exclusion de ces 4 figures emblématiques ne fait que raviver des fractures et risque de nous amener dans un nouveau cycle d’instabilité alors qu’un dialogue sincère pourrait préserver la paix.

Tidjiane Thiam et Laurent Gbagbo viennent d’annoncer un Front Commun qui s’ajoute à la plateforme CAPCI et au nouveau mouvement créé par le PPACI, nommé « Trop c’est trop ». Comment voyez-vous la multiplication de ces structures ? Ne risquent-elles pas de nuire aux actions de l’opposition ?

Depuis un an, mon parti, l’URD a été très actif dans sa volonté d’unir toutes les forces de l’opposition autour de la réforme du processus électoral. Nous nous sommes réjouis de la constitution  de la CAPCI mais tant qu’un pont n’était pas établi avec le PPACI, nous restions bancals. C’est pourquoi, nous avons tenu à saluer publiquement ce front commun entre le PDCI et le PPACI et l’appel à rejoindre le mouvement « Trop c’est Trop ». Nous avons toujours été convaincus que la mutualisation des forces de l’opposition et l’élargissement de ce front à toutes les forces politiques et citoyennes allaient créer une synergie d’actions porteuse de changement. Il faut bien comprendre que ce front n’est pas un bloc idéologique mais une force pour changer les règles électorales qui sont détournées et que l’on veut nous imposer. Nous considérons que l’unité d’actions dans la pluralité est une richesse. D’autre part, le mouvement « Trop c’est trop » encourage nos compatriotes au-delà des partis à exprimer une exigence de rupture et une volonté ferme de dire « ça suffit ! ». C’est cette diversité que mon parti soutient car c’est elle qui rend l’opposition plus forte, plus représentative, plus légitime. La multiplication des structures n’est pas un handicap mais au contraire favorise un sursaut citoyen qui nous dit qu’une autre Côte d’Ivoire est envisageable…