Dans le dossier ultra sensible de l’assassinat de Yaya Dillo, l’opposant tchadien, la justice française est saisie, un ou plusieurs ressortissants français dans le viseur. Ousmane Dillo, frère de l’opposant tchadien tué en février 2024, porte l’affaire à Paris pour briser l’omerta alors que les autorités tchadiennes restent silencieuses. Pour décrypter les enjeux d’une plainte explosive, Mondafrique a interrogé Charles Stéphane Marchiani et Pierre Masquart, avocats du plaignant associés au sein du cabinet Kimia.
Mondafrique : Le 24 février 2024, l’opposant politique tchadien, Yaya Dillo, président du Parti Socialiste Sans Frontières (PSF) était tué à Ndjamena dans des circonstances troubles. A la demande de votre client, Ousmane Dillo, frère de la victime, vous venez de déposer une plainte contre X à Paris. Quels sont les fondements de cette plainte, s’appuie-t-elle sur la compétence universelle ou sur la nationalité de la victime ou encore sur celle des responsables présumés ?
Charles Stéphane Marchiani : La plainte repose explicitement sur la nationalité des responsables présumés, conformément à l’article 113-6 du code pénal, qui établit que la loi pénale française s’applique à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République. Il importe de souligner que la compétence universelle, telle qu’elle est entendue en droit pénal, ne s’applique pas dans le cadre de la présente instance. Toutefois, il convient de rappeler que cette compétence universelle pourrait, le cas échéant, justifier des plaintes pour des faits de torture, comme ceux que M. Robert Gam, secrétaire général du Parti Socialiste Sans Frontières, a pu subir récemment. Ainsi, la voie reste ouverte pour que la justice française, forte de ses principes, puisse poursuivre et sanctionner les auteurs de tels actes, même au-delà des frontières de la France.
Mondafrique : Pour quelles raisons votre client a-t-il choisi la justice française plutôt que tchadienne en premier recours ?
Pierre Masquart : Tout d’abord, il doit être rappelé que le PSF ainsi que la veuve de Yaya Dillo ont déposé des plaintes simples devant la justice tchadienne, plaintes qui sont restées lettre morte ! Face à cette inertie, le PSF persiste et déposera prochainement une plainte avec constitution de partie civile. Il est urgent que la justice tchadienne cesse de fuir ses responsabilités et mette un terme à l’impunité dans cette affaire. C’est la condition sine qua non pour rétablir la confiance dans l’État de droit, si tant est qu’il reste encore possible de la restaurer.
Quant à Ousmane Dillo, il a choisi de saisir la justice française pour des raisons évidentes : la possible implication de personnes détenant la double nationalité franco-tchadienne, qu’elles soient auteurs, complices ou commanditaires de l’assassinat de son frère. Il est patent que plusieurs éléments démontrent, sans la moindre ambiguïté, l’implication de telles personnes dans ce crime abominable, qui a souillé de sang l’élection du président Mahamat Déby et jeté le discrédit sur tout le processus démocratique.
Enfin, Ousmane Dillo se félicite que le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères soutienne sa démarche. Dans une réponse ministérielle du 27 mai dernier au député Aurélien Taché, le ministre a indiqué que son ministère, ainsi que celui des Armées, mettront à la disposition des autorités judiciaires françaises toutes les informations pertinentes dont ils disposent, afin de faciliter les investigations menées dans le cadre de la procédure engagée par notre client. C’est précisément parce que notre client fait confiance à la justice française qu’il a choisi de la saisir, à l’heure où la justice tchadienne, défaillante, ne remplit pas ses obligations.
Mondafrique : Quelles sont les étapes attendues de la procédure ? Un juge d’instruction a-t-il déjà été désigné ? Pensez-vous possible que le parquet de Paris classe la plainte sans suite ?
PM : Le parquet de Paris va prendre connaissance de la plainte et des éléments qui lui ont été communiqués. Il communiquera ensuite la plainte à un juge d’instruction et requerra l’ouverture d’une information judiciaire. Nous n’imaginons pas un classement sans suite de la plainte.
Mondafrique : Où en est l’enquête internationale indépendante promise par les autorités tchadiennes au lendemain du drame ?
CSM : Il est impératif de relever, avec la plus grande gravité, que l’enquête internationale indépendante promise par le Président tchadien lui-même, ainsi que par son Premier ministre de l’époque, Succès Masra, aujourd’hui incarcéré, n’a jamais été initiée, ni même demandée par les autorités tchadiennes. Plus grave encore, aucune enquête, même nationale, n’a été menée. Plusieurs experts ont confirmé sans l’ombre d’un doute que l’opposant Yaya Dillo a été abattu d’une balle à bout portant dans la tête. Son corps a été enterré sans autopsie, en violation flagrante de tous les standards internationaux, notamment le Protocole de Minnesota des Nations Unies. Les lieux du crime ont été détruits sur ordre moins de 48 heures après les faits, empêchant toute investigation scientifique, toute reconstitution ou tout relevé. Selon Human Rights Watch, le ministre de la Justice tchadien a officiellement déclaré durant l’été 2024 qu’aucune enquête ne serait ouverte sur cet assassinat. Telle est la triste réalité : l’État de droit n’existe plus au Tchad !
Mondafrique : Le 4 juin dernier, Robert Gam, le secrétaire général du PSF, qui avait été enlevé par les services de renseignement tchadien, en septembre 2024 a été libéré. Selon vous, cette libération a-t-elle un lien avec vos démarches judiciaires ou est-ce dû à une volonté politique du gouvernement de Ndjamena de chercher l’apaisement au sein de la classe politique ?
PM : M. Robert Gam a été enlevé alors même qu’il venait tout juste de déposer plainte, au nom du Parti Socialiste sans Frontières, pour assassinat de son président, Yaya Dillo. La seule réponse apportée par l’État tchadien à ce dépôt de plainte a été la séquestration de M. Gam ! Cette libération, survenue dans la nuit du 3 au 4 juin dernier, n’est donc pas le fruit du hasard : elle résulte directement de nos démarches et de celles engagées par Alifa Younous Mahamat, coordonnateur général du PSF en France.
Depuis plusieurs mois, nous avons alerté la communauté internationale sur la situation de M. Robert Gam. Il est significatif qu’il ait été soudainement ramené à son domicile quelques jours seulement après que nous avons saisi, à Genève, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, la Rapporteure spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, ainsi que la présidente du groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, en mentionnant expressément le cas de M. Gam.
Qu’il soit bien clair : il ne s’agit pas ici d’apaisement politique ou de questions internes au Tchad, qui ne nous regardent pas en tant que tels. Il s’agit de faits graves et inacceptables : un assassinat, une séquestration, et une absence totale d’enquête nationale ou internationale pour identifier et sanctionner les responsables de violations de droits fondamentaux universellement reconnus. Le silence n’est plus une option. La justice doit être rendue.
Mondafrique : Ousmane Dillo a également saisi, comme vous venez de le préciser, les rapporteurs spéciaux des Nations Unies chargés des exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires de la liberté d’opinion ou d’expressions ainsi que le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ? Qu’attendez-vous de cette juridiction ?
CSM : Il ne fait aucun doute que la saisine des rapporteurs spéciaux de l’ONU constitue un tournant décisif. Ces experts internationaux, investis de leur indépendance et de leur impartialité, sont désormais en mesure d’élever la voix pour exiger que la lumière soit faite sur les inerties, les dysfonctionnements et les manquements flagrants au droit international de la part de l’État tchadien, à l’occasion de l’assassinat de Yaya Dillo.
Il convient de rappeler que la Rapporteure spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, qui était à l’époque Agnès Callamard, avait joué un rôle majeur dans l’affaire Jamal Khashoggi, démontrant ainsi la force et la nécessité de tels mécanismes. Cette saisine, loin d’être concurrente, vient compléter de manière essentielle les plaintes déposées devant la justice française afin que la vérité triomphe, même face aux plus puissants.
En entreprenant toutes ces démarches, qu’espère la famille Dillo : vérité, justice, reconnaissance de la responsabilité ? Pensez-vous que cette affaire pourrait faire jurisprudence au Tchad ?
CSM : Force est de constater que la famille Dillo, dans sa quête de justice, se dresse aujourd’hui avec une dignité qui force le respect. Elle exige, avec une légitimité incontestable, que la vérité éclate sur l’assassinat ignoble de Yaya Dillo. Qui a donné l’ordre de ce meurtre ? Qui sont les complices, ceux qui ont trempé leurs mains dans ce crime odieux ? Qui a osé tirer à bout portant sur la tête d’un homme, d’un opposant, en pleine campagne électorale ? Autant de questions qui hantent les esprits et appellent à une justice sans faiblesse.
La famille Dillo le sait : la vérité prendra du temps. Mais elle a le temps avec elle, et la patience du désespoir. Elle entend porter cette affaire au-delà des frontières du Tchad, afin que le pouvoir en place comprenne une fois pour toutes qu’il n’est plus possible d’enlever, de torturer, de tuer impunément. Les victimes et leurs ayants droits sauront désormais réagir, dénoncer, exiger des comptes sur la scène internationale.
Nous ignorons si cette affaire fera jurisprudence au Tchad. Mais ce qui est certain, c’est que la lumière doit être faite sur l’assassinat inacceptable de Yaya Dillo, afin que la toge l’emporte enfin sur les armes, et que la démocratie triomphe de la barbarie.