Du Congo au Ghana, le requin est le poisson le moins cher du marché

Loin de l’image du carnassier des Dents de la mer, rappelle l’excellent site « The Conversation », les requins sont des proies pour les humains bien plus que des prédateurs. Pêchés, notamment pour leurs ailerons, ces poissons sont une ressource essentielle pour de nombreuses communautés côtières, mais aussi des victimes de la pêche illégale, et même du trafic de drogue.

Doctorante en sciences politiques, Université de Tours


Les requins comptent parmi les créatures les plus mystérieuses qui peuplent l’océan. Cibles de nombreux clichés – avant tout celui du mangeur d’hommes –, ce sont en réalité des poissons très éloignés de l’animal vorace que nous avons imaginé. Le plus souvent timides, furtifs et inoffensifs pour l’être humain, ils constituent une énigme même pour les scientifiques. Chaque interaction permet cependant de lever davantage le voile d’ignorance qui les entoure.

Une autre réalité nous échappe finalement davantage : celle des hommes et femmes tributaires des requins, qui inspirent parfois des jugements hâtifs et simplistes. Cet article entend dissiper les a priori que nous pouvons nourrir à propos de ces travailleurs de la mer qui exploitent les requins.

La pêche durable et équitable constitue à cet égard l’un des thèmes clefs de la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) qui s’ouvre ce lundi 9 juin, à Nice (Alpes-Maritimes). Le vendredi 13 juin, j’y interviendrai sur la pêche au requin dans une conférence intitulée « De la pêche à la criminalité transnationale organisée : comprendre la “symbiose criminelle” ».

Où sont pêchés les requins ?

Lorsque l’on parle des requins et du commerce visant leurs ailerons, on pense souvent à la Chine. Certes, ce pays concentre encore la majeure partie du marché des ailerons de requin, mais la consommation chinoise a nettement diminué ces dix dernières années, à l’instar de celle des Taïwanais et des Singapouriens.

D’autres pays sont par ailleurs à l’origine de la demande en ailerons de requin, notamment la Thaïlande, le Vietnam et le Japon. Si l’écrasante majorité des ailerons prélevés dans le monde est donc envoyée en Asie, les navires pêchant le requin ne sont pas nécessairement sous pavillon asiatique. Ainsi les marins espagnols comptent-ils parmi les principaux pêcheurs de requins à l’échelle mondiale et sont les premiers exportateurs européens d’ailerons (97 % du marché).

En soutenant notre média, vous participez à la diffusion d’informations fiables et accessibles à tous.

Ils prélèvent la plupart de ces squales loin des côtes européennes, notamment au sein du golfe de Guinée, dans les zones économiques exclusives (ZEE) d’États africains avec lesquels l’Union européenne a conclu des accords de partenariat de pêche durable (APPD). À l’échelle du continent américain, c’est le Costa Rica qui s’impose comme le principal pourvoyeur d’ailerons, devant le Pérou, l’Uruguay et le Mexique. Les squales y constituent en effet 40 % des prises de la pêche commerciale.

Au caractère diffus de ce commerce s’ajoute toutefois une autre complexité : l’existence parallèle d’un trafic d’ailerons de requin mondial. Différentes zones d’expédition de ces ailerons de contrebande sont identifiables à travers le monde, mais celles qui cumulent le plus de saisies en volume sont le Pacifique tropical oriental, une région maritime qui s’étend du Pérou au Mexique, et le golfe de Guinée, élargi à quelques États d’Afrique de l’Ouest. Une analyse des saisies mondiales d’ailerons de requin que j’ai menée démontre que ces deux zones totalisent respectivement 47 % et 31 % des saisies globales d’ailerons de contrebande entre 2019 et 2025.

Non, les pêcheurs ne prélèvent pas seulement les ailerons

Cette pratique, appelée « finning », est interdite dans la plupart des pays du monde. Dans l’Union européenne, le règlement n°605/2013 impose depuis 2013 aux navires européens et à ceux pêchant dans les eaux européennes de débarquer les requins avec « les nageoires naturellement attachées au corps ». De fait, si le finning constituait la norme dans de nombreuses pêcheries entre les années 1980 et 2000, cette pratique est désormais marginale.

Encore très répandu en Amérique latine il y a une quinzaine d’années, le finning y a nettement diminué sous la pression des réglementations et des sanctions accrues, d’une part, et compte tenu de la forte réduction de la valeur des ailerons, d’autre part. Dans la réserve marine des Galápagos, le finning et la pêche ciblant les requins ont tous deux disparu dès les années 2005-2007 au profit de la pêche au thon. Au Costa Rica, la pêche au squale perdure, mais les dernières poursuites pour finning remontent à 2011, contre deux navires chinois ainsi que des bateaux costaricains ayant mutilé des requins encore vivants. Deux mille squales sans ailerons avaient alors été découverts par des plongeurs dans l’aire marine protégée (AMP) colombienne de Malpelo.

Ailerons de requins coupés, dans des caisses de pêche et à même le sol
 
Ailerons de requin fraîchement coupés sur un quai de Puntarenas (Costa Rica).

Lors d’un entretien effectué en 2024, les garde-côtes du Pacifique chargés, entre autres, de la surveillance de l’AMP de Malpelo ont confirmé la diminution du finning à bord des embarcations de pêche illégale, les dernières saisies remontant à 2022. Certes, des requins comptent bel et bien parmi les prises illégales, mais sont généralement conservés entiers par les contrevenants. Lors d’observations sur des points de débarquement de pêche au Costa Rica et en Équateur, j’ai en effet constaté que les ailerons étaient systématiquement coupés après leur débarquement.

Si le kilo de viande de requin a moins de valeur que le kilo d’ailerons, le poids total de la viande rapporte plus aux pêcheurs et nourrit à la fois le marché national et international, notamment vers l’Espagne. En Amérique latine, le dernier constat de finning médiatisé date de septembre 2023, lorsqu’un navire fut appréhendé dans l’AMP panaméenne de Coiba avec 226 prises illégales et 602 ailerons de requin.

Deux femmes dans un marché, derrière une bassine remplie de morceaux de poisson fumé

Dans le golfe de Guinée, les pêcheurs locaux débarquent toujours le requin entier. Les ailerons sont généralement exportés vers l’Asie, mais la viande se consomme localement : le requin est souvent le poisson le moins cher du marché. Du Congo-Brazzaville au Ghana, en passant par Sao Tomé-et-Principe et jusqu’en Amérique latine, il permet ainsi à des populations modestes d’accéder à des protéines animales. En Colombie, le tollo est au cœur de la cuisine des communautés afrodescendantes de Buenaventura. L’huile de foie de requin fait d’ailleurs partie de la médecine traditionnelle des communautés côtières du Pacifique colombien et équatorien.

Le trafic de drogue dope la pêche au requin

En septembre 2020, 6 tonnes d’ailerons de requins, 18 000 plants de marijuana et 15,6 kg de marijuana transformée ont été saisis lors d’une opération ciblant des trafiquants de drogue résidant aux États-Unis. Ces narcotrafiquants avaient diversifié leurs activités criminelles au profit d’autres trafics, dont la contrebande d’ailerons. Cet exemple constitue un cas de convergence criminelle – concept utilisé par de nombreux criminologues pour caractériser les liens entre différentes activités ou réseaux criminels.

Au-delà de l’opportunité que constitue le trafic d’ailerons de requin pour diversifier des revenus, voire blanchir de l’argent, on constate que les squales comptent parmi les nombreuses victimes collatérales du trafic de drogue.

Entre 2009 et 2017, les deux principaux cartels mexicains ont ainsi fait transporter des centaines de kilos de cocaïne dans des requins congelés avec la complicité d’entreprises costaricaines spécialisées dans la transformation et l’exportation de poissons.

Dans d’autres cas, des pêcheurs latino-américains ont été contrôlés avec de la cocaïne et de nombreux requins à bord, la pêche servant alors d’alibi. Sous la pression des difficultés économiques et de l’insécurité liée au narcotrafic, nombre de bateaux de pêche équatoriens finissent en effet par emprunter la « route du désert » : ils quittent l’Équateur en direction des Galápagos, à près de 1 000 km, pour ensuite rejoindre l’Amérique centrale, étape clé vers le marché nord-américain. Au large de l’archipel, de nombreux navires ravitaillent également en carburant ceux qui transportent de la drogue.

Une fois la drogue ou l’essence livrée, un passage à proximité de la réserve des Galápagos permet de cibler des bancs de requins et de justifier sa sortie en mer. Si l’Équateur a interdit la pêche au requin depuis 2007 et que seules les prises « accidentelles » sont officiellement tolérées par Quito, les squales constituent jusqu’à 80 % des prises débarquées au port de Jaramijo.

Toutefois, ces requins ne camouflent pas systématiquement des trafics : quand les poissons les plus prisés (espadons, thons…) ne mordent pas, les pêcheurs tendent à cibler les squales pour gagner de quoi payer les frais engagés. La drogue et l’épuisement des ressources entraînent donc ces bateaux toujours plus près de la réserve des Galápagos, voire de celle de Malpelo.

Dans un port, plusieurs hommes travaillent autour des caracasses de requins sur le sol. L’un d’eux est penché pour couper les ailerons de requin
 
Découpe des ailerons des requins débarqués au port de Jaramijo (Équateur). 

Vous avez peut-être déjà mangé du requin sans le savoir

Au-delà de la fameuse soupe d’ailerons de requin, le squale est un mets que l’on retrouve dans différents plats traditionnels, y compris lorsque ceux-ci ne sont pas ouvertement censés en contenir. Au Costa Rica, les populations côtières ne s’y trompent pas, mais les touristes et les habitants des grandes villes, comme San José, ne font pas toujours la différence entre un filet de dorade ou de requin juvénile. Nombre d’entre eux ignorent en outre que le fameux ceviche de poisson contient souvent du requin.

Même chose en Équateur, où la majeure partie de la viande de requin est exportée vers la Sierra (région de Quito). Le plus souvent, on fait passer la viande de requin pour du filet de maigre (appelé localement corvina) vendu au moins cinq fois plus cher que les squales. Cette arnaque permet une plus-value importante au détriment du consommateur.

Si vous n’avez pas consommé de requin au cours d’un voyage en Amérique latine, vous en avez probablement déjà mangé en Europe.

Les Espagnols affectionnent le cazón adobado (« chien mariné », le chien en question n’étant autre que du requin-hâ), tandis que les Portugais apprécient la caldeirada de pata roxa, ou « civet de patte violette » (du nom local de la roussette).

Les Allemands et les Autrichiens préparent quant à eux le Kalbfleisch à base de « veau de mer » – l’appellation commerciale de la maraîche, ou requin-taupe commun, que l’on trouve en France dans le veau de mer à la provençale.

Beaucoup d’étals européens proposent en outre de l’aiguillat commun, appelé rock salmon ou dogfish en Grande-Bretagne, saumonette en France et Schillerlocken en Allemagne. Ce poisson est toutefois classé « vulnérable » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Comme en Amérique latine, la plupart des espèces de requins commercialisées en Europe le sont sous des surnoms susceptibles d’induire en erreur les consommateurs, dont certains mangent ainsi du requin sans le savoir.