Le 16 avril 2025, dans le cadre de la 22e édition du Festival d’Abu Dhabi, les sœurs Labèque ont offert un récital de piano à quatre mains au Red Theater de NYU Abu Dhabi. Devant un public attentif et ému, elles ont déroulé un programme construit comme une narration en triptyque, où se mêlent l’imaginaire des contes, la mémoire du cinéma et la puissance de l’écriture musicale.
Belinda Ibrahim d’Ici Beyrouth, site partenaire
Pour la 22e édition du Festival d’Abu Dhabi, au Red Theater de NYU Abu Dhabi, Katia et Marielle Labèque ont envoûté l’audience. Leur récital a tissé un dialogue saisissant entre Glass et Cocteau, avec Ravel comme pont musical. En ouverture, La belle et la bête de Glass déploie ses motifs hypnotiques sur deux pianos, suivie par Ma mère l’oye de Ravel dans sa version originale à quatre mains, parenthèse enchantée au cœur du programme. Après l’entracte, Les enfants terribles de Glass a refermé cette boucle sonore, fusionnant parfaitement ces univers artistiques en une expérience quasi cinématographique.
Dès les premières mesures de La belle et la bête, l’alchimie Labèque opère. Deux corps, quatre mains, une seule respiration. L’univers minimaliste de Glass, fait de motifs cristallins et de répétitions subtiles, épouse la ligne narrative du conte filmé. On entend le miroir, on ressent le jardin, on voit presque le pavillon et la métamorphose finale. Les pianistes offrent au public une sorte de cinéma sans écran, où la musique fait surgir les images mentales.
Avec Ma mère l’oye, elles font basculer la salle dans un autre rêve, plus délicat, plus enfantin. Du Petit poucet aux Entretiens de la belle et de la bête, chaque mouvement est peint avec une grâce limpide. Rien d’appuyé, rien de démonstratif. Ravel est ici joué dans toute sa poésie, avec cette pudeur qui sied à l’enfance et à la mémoire. Après l’entracte, Les enfants terribles s’ouvre sur une tension sourde. Ce dernier volet de la trilogie de Philip Glass inspirée de Cocteau met en musique la fusion destructrice entre Paul et Lise, deux adolescents enfermés dans leurs fantasmes. Les sœurs Labèque incarnent à travers leurs instruments la frontière trouble entre rêve et réalité. Le jeu devient théâtre, le théâtre devient vertige. Les thèmes s’emmêlent. Le monde se déforme comme un souvenir d’enfance mal refermé.
Une vitalité solaire
Mais ce qui rend leur concert inoubliable, au-delà de la performance musicale, c’est l’énergie lumineuse qu’elles dégagent. Katia et Marielle Labèque dansent avec leurs touches, elles vivent chaque mesure, elles insufflent à la scène une vitalité rare. Durant le concert, les règles de la salle sont scrupuleusement respectées. Aucune photo, aucun mouvement superflu, une atmosphère de recueillement presque sacré. Mais à l’issue du récital, le cocktail offert permet un renversement de ton, une ouverture joyeuse et spontanée. Là, les sœurs Labèque se révèlent proches, curieuses, généreuses. On apprend que l’une d’elles adore les chats – terrain d’entente inattendu pour bien des convives – et que les conversations bifurquent avec naturel vers le Liban, d’où nous venons – pour couvrir en particulier ce concert –, la musique, les hasards de la vie. En quelques échanges, le sérieux s’efface, l’humain reprend le dessus, et la musique se prolonge dans les voix, les sourires, les complicités nouvelles.
Un art de la suspension
En ouvrant et refermant la soirée par deux œuvres de Philip Glass inspirées de Jean Cocteau, les sœurs Labèque placent leur récital sous le signe du double et du miroir. À travers La belle et la bête et Les enfants terribles, elles explorent deux manières d’aimer: la beauté transformatrice et l’obsession ravageuse. Entre les deux, Ma mère l’oye agit comme une parenthèse enchantée, une respiration d’enfance. Le choix des œuvres porte également une réflexion discrète, mais puissante, sur le temps; temps du conte, temps suspendu de l’enfance, temps cyclique du souvenir. En cela, le concert rappelle – moins par filiation que par résonance – le film Prodigieuses, qui met en scène deux sœurs pianistes traversant les épreuves main dans la main, portées par une même passion. Comme dans le film, chez Katia et Marielle Labèque, la musique devient un langage intime, une force de lien et de résistance. On y retrouve cette complicité presque organique, ce dialogue sans mots entre deux artistes qui ne forment qu’un souffle. Et, comme dans Prodigieuses, le temps semble suspendu, transfiguré, tendu vers un présent d’intensité et d’absolu.
Ce qui reste après un concert des Labèque, ce n’est pas seulement la mémoire d’un son. C’est une forme de joie tenace. Le Festival d’Abu Dhabi, en leur offrant cette scène, a aussi offert à son public un miroir précieux: celui d’une beauté qui ne se donne pas en spectacle, mais en confidence. Katia et Marielle Labèque, par leur complicité, leur exigence, leur feu tranquille, ont prolongé le silence. Et dans ce silence, il y avait comme un vœu. Que la musique continue. Et que, peut-être, dans un futur proche, elles rejouent sur d’autres rives qu’elles aiment, celles du Liban, pays de miel, d’encens… et d’espérance