La rupture de la trève à Gaza par les forces israéliennes

Les projets du président des États-Unis et du premier ministre d’Israël ne peuvent que fragiliser les derniers alliés régionaux de l’État hébreu. L’expulsion des Palestiniens de Gaza, ce que la rupture de la trêve par les forces israéliennes, ce 17 mars, vise à provoquer, pourrait aboutir, par un effet domino, à l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte, tandis que l’annexion de la Cisjordanie pourrait avoir les mêmes conséquences en Jordanie.


La politique belliciste du gouvernement Nétanyahou a profondément modifié le rapport de force stratégique au Proche-Orient en faveur de l’État hébreu. L’opération « Épée de Fer » à Gaza a considérablement réduit les capacités militaires du Hamas, qui aurait perdu entre 15 000 et 20 000 hommes et la quasi-totalité de ses chefs. Le Hezbollah, décapité, privé de milliers de combattants et de ses points d’ancrage au sud du fleuve Litani, n’est plus en mesure d’entretenir une menace suffisante pour dissuader Israël de s’en prendre directement à son parrain iranien. Et l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad a achevé l’« axe de la résistance » piloté par l’Iran.

Dans ce contexte de renversement du rapport de force stratégique totalement favorable à Israël, le gouvernement Nétanyahou, poussé par son aile radicale incarnée par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, pourrait envisager de « régler » définitivement la question palestinienne. Pour ce faire, il faudrait poursuivre le processus de colonisation de la Cisjordanie et contraindre les populations palestiniennes à abandonner la bande de Gaza, conformément aux annonces faites par Donald Trump. Assuré du soutien de la Maison Blanche, sans adversaires régionaux capables de lui tenir tête militairement, Nétanyahou pourrait, poussé par une certaine hubris, poser les bases de la réalisation d’un « Grand Israël » étendu à Gaza et à la « Judée-Samarie » biblique, c’est-à-dire la Cisjordanie.

Néanmoins, cette dynamique en apparence bénéfique à Israël pourrait, à moyen et à long terme, placer l’État hébreu dans une impasse stratégique, compromettant sérieusement sa sécurité et ses chances de construire une paix durable avec ses voisins.

La reprise du processus de colonisation en Cisjordanie implique deux conséquences, ô combien dangereuses pour Israël : la montée du Hamas en Cisjordanie et un discrédit total de l’Autorité palestinienne mise en place après les accords d’Oslo de 1993. Depuis le début de la guerre à Gaza en octobre 2023, les manifestations contre l’Autorité palestinienne sont devenues une réalité tellement courante que le régime de Mahmoud Abbas ne peut se maintenir au pouvoir qu’au prix d’une répression de plus en plus violente. Dans ce contexte, on voit mal ce qui pourrait empêcher la conquête du pouvoir par le Hamas en Cisjordanie, ce qui aboutirait à l’ouverture d’un nouveau front et d’un nouveau défi sécuritaire colossal pour Tsahal.

La réalisation d’un « Grand Israël », au-delà des questions juridiques ou morales qu’elle suppose, semble d’autant plus constituer un véritable danger pour la sécurité de l’État israélien qu’elle aurait pour corollaire l’affaiblissement de deux régimes voisins qui, jusqu’ici, ont contribué dans la mesure du possible à la stabilité régionale : ceux de la Jordanie et de l’Égypte.

L’affaiblissement de l’indispensable partenaire jordanien

Outre l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, c’est-à-dire de son seul partenaire et interlocuteur palestinien, la politique israélienne de relance de la colonisation en Cisjordanie pourrait entraîner un séisme politique chez un autre partenaire de Tel-Aviv : la Jordanie.


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Le royaume hachémite, dont il faut rappeler que près de 60 % des habitants descendent de Palestiniens ayant fui la Nakba en 1948-1949 et les conquêtes israéliennes après la guerre des Six Jours en 1967, vit depuis le 7 octobre 2023 au rythme des émeutes pro-palestiniennes qui expriment la solidarité de la rue jordanienne aux Palestiniens mais se font aussi l’écho d’une critique acerbe de la politique du roi Adballah, laquelle consiste en un rapprochement avec l’État hébreu depuis les accords de Wadi Araba signés par son père Hussein avec Yitzhak Rabin en 1994.

De fait, la Jordanie participe activement à la sécurité d’Israël en luttant contre le terrorisme et contre l’implantation du Hamas dans les camps de réfugiés de Zarqa, Baqa, Jabal Al Hussein ou Jerach. Elle joue également un rôle stratégique fondamental dans l’opposition avec l’Iran : les missiles et drones iraniens ont tous survolé le ciel jordanien lors de la grande attaque menée par l’Iran en avril 2024 et les défenses anti-aériennes jordaniennes ont contribué à mettre en échec l’attaque iranienne.

Cette position stratégique entre Israël et le golfe persique via le sud de l’Irak explique notamment l’installation de bases occidentales comme celle d’Azraq où sont stationnés des avions et des équipements de défense anti-aérienne européens (français, allemands notamment) et américains. En cas d’offensive aérienne massive d’Israël contre le programme nucléaire iranien, l’espace aérien jordanien jouerait un rôle essentiel puisqu’il serait une voie de passage obligatoire pour l’aviation israélienne en route pour l’Iran.

Or, la politique du Likoud ne cesse de fragiliser cet allié précieux pour Israël, car elle renforce les Frères musulmans, principale force d’opposition à la monarchie hachémite.

Organisée autour du Front islamique d’action (FIA), la branche jordanienne du mouvement frériste est tolérée par le pouvoir et parvient à obtenir des succès électoraux impressionnants : après les élections législatives de septembre 2024, le FIA est devenu la principale force politique au parlement jordanien en remportant 31 sièges sur 138. Le succès est d’autant plus spectaculaire que le système électoral jordanien n’autorise le scrutin de liste au niveau national que pour pourvoir 38 sièges, les 100 autres étant réservés à des notables locaux fidèles au régime et attribués via des scrutins organisés en circonscriptions où les partis ne sont pas représentés.

Dès lors, c’est un véritable raz-de-marée frériste que reflète le résultat des élections jordaniennes de septembre dernier. Ce phénomène s’explique essentiellement par la mobilisation de l’électorat sur le thème du soutien à Gaza, dont les nombreuses manifestations qui secouent la Jordanie sont un autre symptôme.

Dans ce contexte, quelle serait la conséquence d’une intensification de la colonisation en Cisjordanie pour le royaume hachémite ? L’afflux massif de réfugiés palestiniens renforcerait bien évidemment le FIA, particulièrement bien ancré au sein de la diaspora palestinienne. Cette situation est d’autant plus explosive que les descendants de réfugiés palestiniens, bien qu’ayant reçu la nationalité jordanienne, agissent comme une véritable diaspora et refusent de couper les ponts avec leur pays d’origine. Les manifestations très spectaculaires qui se sont déroulées dans le pays lors des deux dernières semaines du mois d’avril 2024 en sont la preuve la plus récente.

Afin de condamner l’aide apportée par la Jordanie à Israël dans sa guerre contre l’Iran et d’exprimer sa solidarité avec le Hamas et l’« axe de la résistance », les Jordaniens d’origine palestinienne se mobilisent dans des Hiraks, des mouvements de jeunesse apparus dans le contexte post-printemps arabe, qui condamnent autant les « compromissions » de la monarchie avec Israël que la montée des prix ou le chômage.

Dans ce contexte, le roi de Jordanie se retrouve contraint d’invisibiliser voire de réduire ses partenariats sécuritaires avec Israël et pourrait sortir à terme des accords de Wadi Araba de 1994, de crainte de voir l’agitation sociale grimper et les Frères musulmans gagner inexorablement en popularité. À terme, la montée en puissance démographique et politique de l’opposition palestinienne à la monarchie hachémite engage le pronostic vital de cette dernière et menace donc la sécurité d’Israël.

Le retour des Frères musulmans en Égypte et le risque d’un effondrement du régime d’Al-Sissi

Un raisonnement similaire peut s’appliquer à l’Égypte où le régime du maréchal Al-Sissi, en place depuis 2013, ne sortirait pas indemne d’un afflux massif de Palestiniens en provenance de Gaza.

La réalisation du « plan Trump » et le déplacement des deux millions de Gazaouis en Égypte renforceraient considérablement les Frères musulmans dans un pays où ceux-ci sont déjà majoritaires dans l’opinion, comme l’a montré le succès de Mohamed Morsi aux élections de 2012, et qui le sont restés en dépit de la répression sévère dont ils ont la cible depuis.

En participant au déplacement des Gazaouis, le régime du Caire se verrait accusé par son opinion publique de participer à la colonisation israélienne de Gaza, ce qui entraînerait un réflexe de solidarité de la rue égyptienne à l’égard des Palestiniens auquel le régime militaire égyptien pourrait de ne pas survivre. Comme en Jordanie, si le plan Trump pour Gaza venait à se réaliser on voit mal ce qui pourrait freiner la prise de pouvoir en Égypte par les Frères musulmans, même s’ils agissent aujourd’hui dans la clandestinité, et s’organisent avant tout à partir de l’étranger (Turquie et Qatar).

Or, la remise en cause des accords de Camp David de 1979 et la remilitarisation totale du Sinaï constituent sans doute les premières mesures que prendrait un gouvernement aligné sur les Frères musulmans, dont l’antisionisme constitue l’une des principales lignes directrices.

Outre cette catastrophe sécuritaire pour sa frontière sud, Israël verrait se constituer autour de lui un nouvel axe de la résistance qui, contrairement à celui piloté actuellement par l’Iran serait, lui, sunnite, plus enraciné dans les nationalismes régionaux et rassemblerait les grandes puissances alliées aux frères musulmans : la Turquie, le Qatar et la Syrie d’HTC.

Dans ce contexte hypothétique, Israël serait entouré d’États ennemis et sa survie serait à nouveau menacée comme cela a pu être le cas au début des années 1960 avant la guerre des Six jours de 1967. Le plan Trump accentuerait le décalage spectaculaire entre, d’une part, une rue arabe très hostile à la normalisation des relations avec Israël et soucieuse de défendre le « Dar Al Islam » palestinien et, d’autre part, les régimes arabes devenus des partenaires voire des alliés d’Israël.

On remarquera ici les incohérences de la politique de Trump au Proche-Orient qui entend d’une part rapprocher Israël de ses voisins arabes en étendant les accords d’Abraham de 2020 (lesquels avaient permis une normalisation des relations entre d’une part Israël et d’autre part le Maroc, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Soudan) tout en nourrissant le terreau insurrectionnel sur lequel l’idéologie des Frères musulmans se développe. En définitive, la mise en œuvre du plan Trump aboutirait à des conséquences désastreuses pour Israël : dresser les rues des pays arabes contre leurs gouvernements respectifs dans une confrontation qui pourrait déboucher sur un nouveau printemps arabe placé sous le signe de l’antisionisme.

À cet égard, il est intéressant de souligner que ce scénario avait déjà été anticipé par Ayman Al-Zawahiri, le théoricien d’Al-Qaida, au moment de la deuxième intifada :

« L’occasion qui s’offre au mouvement djihadiste de conduire l’oumma vers le djihad pour la Palestine est plus grande que jamais, car tous les courants laïcs qui faisaient de la surenchère sur la cause palestinienne et rivalisaient avec le mouvement islamique pour la direction de l’oumma dans cette cause se sont découverts, aux yeux de l’oumma, en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël, en engageant des pourparlers et en se conformant aux décisions internationales pour libérer ce qui reste du territoire palestinien – ou ce qu’Israël veut bien abandonner (la seule différence résidant dans la quantité de miettes qu’Israël laissera aux musulmans et aux Arabes). »

Les projets de Trump et de Nétanyahou : une catastrophe pour Israël

En conclusion, les « plans » de Trump et de Nétanyahou pour Gaza ou la Cisjordanie ne constituent pas qu’une atteinte au droit international et ne soulèvent pas qu’un débat moral. Ils apparaissent d’abord comme une aberration stratégique qui pourrait se retourner très vite contre l’État hébreu à la manière d’un boomerang.

L’abandon définitif par le Likoud et ses alliés extrémistes de la solution à deux États, et la reprise du processus de colonisation en Cisjordanie et peut-être à Gaza fragilisent les partenaires arabes d’Israël. Ils mettent fin au processus de normalisation conduit par Israël envers ses voisins depuis les accords de Camp David avec l’Égypte en 1979 et pourraient provoquer, à terme, un retour au pouvoir des Frères musulmans en Égypte et la destruction de la monarchie jordanienne, deux partenaires indispensables à la sécurité d’Israël.

Cette nouvelle coalition antisioniste pilotée par les Frères musulmans serait bien plus dangereuse pour Israël que l’actuel front de la résistance piloté par l’Iran. Contrairement au régime des ayatollahs, ce nouvel axe de la résistance pourrait frapper Israël sans passer par des proxies, et entretenir un climat d’insécurité permanente aux frontières d’Israël en accueillant les bases arrière de groupes terroristes ou de milices combattant l’État hébreu sur son territoire. Le rêve du Grand Israël demeure bien une chimère idéologique dont la sécurité de l’État israélien pourrait être la principale victime à long terme.