
Le 25 février 2025, lors d’une émission sur RTL, le journaliste Jean-Michel Aphatie osa affirmer que la France, en Algérie, avait commis des actes semblables à certains de ceux perpétrés par le IIIᵉ Reich, comme le massacre d’Oradour-sur-Glane. La réaction fut immédiate : Florence Portelli, ancienne porte-parole de François Fillon présente sur le plateau, s’indigna, dénonçant une insulte aux victimes du nazisme. Quelques jours plus tard, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) annonça l’ouverture d’une instruction à la suite de ces propos, confirmant ainsi le caractère tabou de cette comparaison.
Mouloud Améziane, sociologue
Le 5 mars 2025, RTL prit la décision de suspendre Jean-Michel Aphatie de l’antenne. Selon des sources internes, la direction considéra que ses propos constituaient une « comparaison inappropriée » qui heurta de nombreux auditeurs. Refusant de s’excuser ou de revenir sur ses déclarations, le journaliste fut mis « en retrait de l’antenne ». Le 9 mars, c’est Jean-Michel Aphatie lui-même qui annonce qu’il ne reviendra pas à RTL, car il ne souhaite pas valider une punition qu’il ne reconnaît pas comme justifiée, choisissant ainsi la dignité contre l’injustice et le silence.
Comparaison n’est pas raison ?
Jean-Michel Aphatie a évoqué, lors de cet échange, le massacre d’Oradour-sur-Glane en France en 1944 et a suggéré que des pratiques similaires avaient eu lieu en Algérie au XIXᵉ siècle. Cependant, il est essentiel de souligner qu’il n’a jamais affirmé que colonisation et nazisme étaient équivalents. Il n’a pas lui-même parlé de comparaison, ce sont ses interlocuteurs sur le plateau de RTL et ses détracteurs qui l’ont fait, lui reprochant d’avoir mis en parallèle ces violences.
Si l’on entend par comparaison une mise en équivalence stricte, confondant toutes les dimensions des deux phénomènes, alors, en effet, comparaison n’est pas raison. Mais si comparer signifie mettre en évidence certains éléments communs, notamment dans les logiques de domination et de violence d’État, alors cette mise en parallèle est non seulement légitime, mais nécessaire.
« Le courage, c’est résister à tout ce qui va trahir nos idées. » — Edgar Morin
Jean-Michel Aphatie a ainsi identifié une similitude entre Oradour-sur-Glane et les enfumades des grottes du Dahra en 1845, sans pour autant assimiler la colonisation au nazisme dans son ensemble. Il ne s’agissait pas pour lui d’établir une équivalence globale entre les deux systèmes, mais de montrer que certains mécanismes de terreur et d’oppression ont pu se retrouver dans différents contextes historiques.
Ce qui est inacceptable, ce n’est pas d’établir ces parallèles, mais de minimiser les souffrances extrêmes vécues par les uns ou les autres, pire, de nier l’existence de certaines d’entre elles. Or, nous n’avons constaté aucune reconnaissance ni condamnation explicite des crimes coloniaux de la part de Madame Portelli, qui ne semble ni connaître l’histoire de la colonisation française en Algérie, ni même s’y intéresser. Le véritable problème réside dans ce déni.
Les crimes coloniaux, abondamment documentés par les historiens, ont touché de nombreux peuples colonisés, bien au-delà des seuls Algériens. Nous sommes nombreux à appeler à leur reconnaissance et à une prise en compte équilibrée de toutes les souffrances humaines, sans hiérarchiser les victimes ni minimiser les horreurs subies par les uns et les autres.
Des logiques comparables, entre hiérarchisation des vies et violence d’État
D’un côté, le nazisme, incarnation du mal absolu, érigé en paradigme de l’horreur. De l’autre, la colonisation, parfois présentée comme une « mission civilisatrice » et dont certains revendiquent encore les « bienfaits ». Pourtant, une analyse historique et anthropologique permet de dégager des logiques comparables entre ces deux systèmes de domination.
Nazisme et colonisation partagent un fondement idéologique commun : la classification des êtres humains selon une hiérarchie raciale. Dans l’Europe nazie, cette hiérarchie visait à exclure et à exterminer les « races inférieures ». Dans les empires coloniaux, elle légitimait la domination des peuples conquis, déniant aux colonisés leur pleine humanité et leur droit à l’autodétermination. Le Code de l’Indigénat en Algérie (1881-1946) ou les législations raciales en Afrique du Sud et en Indochine inscrivaient dans la loi l’infériorité juridique des populations colonisées, tout comme les lois de Nuremberg (1935) excluaient les Juifs de la citoyenneté allemande.
Une violence d’État systémique
La conquête coloniale en Algérie a reposé sur une violence de masse : massacres, déplacements forcés, enfumades, tortures. À Oradour-sur-Glane, les nazis enfermèrent et brûlèrent des civils innocents dans une église. Un siècle plus tôt, en 1845, dans les grottes du Dahra en Algérie, citées donc en exemple par Jean-Michel Aphatie, les troupes du colonel Pélissier avaient en effet déjà expérimenté une méthode similaire sur des centaines d’Algériens.
Et puis la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) mit au grand jour des exécutions sommaires, des camps de regroupement et des tortures de masse, pratiquées par un État démocratique contre un peuple insurgé.
Des politiques d’exception et de déshumanisation
Le régime de Vichy et le IIIᵉ Reich multiplièrent les lois d’exception contre les Juifs, les résistants, les communistes. Dans les colonies, l’état d’exception était la norme : privation des libertés, tribunaux spéciaux, coercition généralisée. Les « indigènes » étaient des sujets sans droits, gouvernés par une administration autoritaire qui décidait de leur sort sans leur consentement.
Face à ces continuités, Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme (1950), dénonçait déjà la filiation entre les violences coloniales et celles du nazisme : « Ce que l’Européen ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime, c’est le crime contre l’homme blanc. »
Albert Memmi, dans Portrait du colonisé (1957), allait plus loin en mettant en lumière le paradoxe fondamental du colonialisme : son fantasme est l’effacement du colonisé, mais son existence même repose sur son exploitation. Le colonisateur ne peut donc pas se débarrasser de celui qu’il opprime sans se détruire lui-même.
Une différence de fond
Nazisme et colonisation diffèrent sur un point essentiel : leur finalité. Le nazisme portait un projet génocidaire d’anéantissement total, une volonté d’extermination industrialisée qui n’a pas d’équivalent exact dans la colonisation. Celle-ci, bien qu’ayant causé des millions de morts et imposé des violences extrêmes, visait à exploiter et dominer plutôt qu’à éradiquer.
Toutefois, cette distinction doit être nuancée : la colonisation a parfois pris des formes génocidaires, comme en Tasmanie, en Namibie (massacre des Hereros et des Namas par l’Allemagne entre 1904 et 1908), ou dans certaines régions du Congo sous Léopold II. De plus, la frontière entre extermination et exploitation s’efface lorsque l’exploitation elle-même mène à la destruction des populations (travail forcé, famines provoquées, stérilisation sociale et culturelle).
Pourquoi le refus de ce parallélisme ?
L’Europe a fait du nazisme une singularité absolue, une borne infranchissable dans l’histoire de la barbarie humaine. Admettre que la colonisation puisse partager certaines logiques avec le nazisme reviendrait à ébranler ce récit. Cela signifierait reconnaître que les démocraties occidentales ont elles aussi pratiqué des politiques d’extermination et de terreur, bien avant 1939.
Ce rejet révèle également une hiérarchisation des souffrances. Certaines victimes méritent une reconnaissance immédiate et universelle, tandis que d’autres doivent encore se battre pour faire reconnaître leur douleur. Une telle hiérarchisation est injuste et occulte des blessures profondes qui continuent à modeler les sociétés contemporaines.
Enfin, reconnaître des similitudes entre nazisme et colonisation pourrait encore davantage ouvrir la voie à des revendications mémorielles et à des demandes de réparation.
Le débat soulevé par Jean-Michel Aphatie, au-delà de la polémique immédiate, met en lumière une vérité dérangeante : l’histoire coloniale, dans sa violence et ses mécanismes d’oppression, doit être regardée en face, sans fard ni tabou. Car si l’histoire ne se répète jamais à l’identique, elle enseigne des leçons précieuses à ceux qui acceptent d’ouvrir les yeux.
De la nécessité de la reconnaissance des crimes de la colonisation
Il est crucial de souligner que la véritable question qui émerge aujourd’hui est celle de la reconnaissance des crimes de la colonisation.
La reconnaissance des crimes coloniaux, souvent niés ou minimisés, reste un combat en soi.
Jean-Michel Aphatie, victime d’une injustice dans cette affaire, a mis en lumière les parallèles existants entre certaines violences historiques, non pour en minimiser l’une au profit de l’autre, mais pour attirer notre attention sur la nécessité d’une reconnaissance équitable et globale de ces atrocités.
Il est vain de tenter d’obscurcir l’essentiel, car il finit toujours par s’imposer de lui-même : la reconnaissance de toutes les souffrances subies par les peuples colonisés et leur juste qualification est une nécessité absolue. C’est à ce niveau, et non dans une concurrence mémorielle stérile et indigne, que doit se situer notre engagement collectif.
À ce titre, il est essentiel d’apporter un soutien indéfectible à Jean-Michel Aphatie dans sa démarche de vérité et de justice historique.
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