Tournant le dos à cette Algérie longtemps puritaine où l’argent était honteux, des oligarques décomplexés sont devenus, ces dernières années, des acteurs tout puissants de la vie politique algérienne.
Pourquoi Abdelmajid Tebboune, ce fidèle de toujours du président Abdelaziz Bouteflika, nommé au début de l’été aux fonctions de Premier ministre, a été remercié le 15 aout 2017 après trois mois seulement d’exercice du pouvoir? Bien malin celui qui pourrait donner les raisons de ce limogeage qui révèle, dans des conditions confuses, le manque évident de maitrise du pouvoir algérien sur la vie politique.
Mais ce vaudeville gouvernemental témoigne de l’irruption des hommes d’affaires algériens dans le jeu politique. Protégés par le pouvoir et notamment par le tout puissant Saïd Bouteflika, le frère du Président et vice roi du régime, les oligarques ont la capacité de renverser un chef de gouvernement qui leur déplait, fut-il un intime du chef de l’Etat. Ce redoutable parti de l’argent, aux multiples passerelles avec la finance internationale la plus trouble, pèse d’un poids décisif dans le processus de succession qui se met en place en Algérie.
Lignes jaunes
Avec la légitimité que lui donnait sa proximité avec le chef de l’Etat et alors qu’il était un Premier ministre surprise, sans allégeances claniques et donc libre de mouvement, Abdelmajid Tebboune a cru pouvoir s’imposer comme un chevalier blanc. Après avoir senti un début d’adhésion populaire, ce franc tireur accentua ses attaques contre ces oligarques qui s’impliquaient ouvertement dans les affaires du gouvernement. Notre redresseur de torts tenta même de paralyser Ali Haddad, le patron des patrons et un des plus puissants hommes d’affaires du pays. Balaya d’un revers de la main l’héritage de Bouchouareb, cet homme d’affaires devenu ministre de l’Industrie, en bloquant plusieurs projets d’usine de montage des véhicules. Pour s’en prendre enfin au très juteux secteur agroalimentaire, en ciblant la richissime famille des Benamor. « L’erreur de Tebboune est sa brutalité contre les hommes d’affaires, confie un proche de l’ancien Premier ministre. Fraîchement nommé, il a voulu démontrer qu’il est le véritable patron ».
Ce n’est pas la première fois qu’en Algérie, les pourfendeurs des arrangements entre la politique et l’argent tombèrent au champ d’honneur. Qu’il s’agisse du boumedienniste Belaïd Abdessalam, Premier ministre en 1992 et 1993, ou de l’honnête Mohamed Bouddiaf, que le Haut Comité d’Etat (HCE) avait choisi pour diriger l’Algérie après le coup d’Etat de janvier 1992. Le premier fut vite écarté et le second froidement assassiné, le 29 juin 1992. Un espoir disparaîssait et l’Algérie s’enfonçait dans ce qui sera appelé la décennie noire.. La volonté affichée de ces deux hommes de lutter contre la corruption aura été pour beaucoup dans leur déstabilisation.
Dérégulation et privatisation
Ce ne sont pas des hommes d’affaires qui sont montés au créneau contre Boudiaf et Abdessalam. A l’époque, le secteur privé n’existait guère, borduré par une réglementation tatillonne qui venait d’être assouplie par le gouvernement de Mouloud Hamrouche (1989-1991). La rente pétrolière et les commissions d’attribution des licences d’importation étaient la chasse gardée des généraux algériens, notamment ceux du DRS (services secrets algériens). Des prêtes noms sans relief, à quelques exceptions près, gèraient les coquettes fortunes des patrons de l’armée et du DRS, notamment dans l’immobilier en France. Les fonds détournés n’étaient généralement pas réinvestis en Algérie. Une opinion publique désemparée dénonçait à l’aveugle une « maffia politico financière » dont elle ignorait les contours.
La donne aujourd’hui a changé. Avec Bouteflika au pouvoir depuis 1999, on a assisté à une dérégulation de la corruption, doublée d’une privatisation des fonds détournés. et d’une médiatisation de ces hommes d’affaires Depuis une quinzaine d’années, une génération d’oligarques a pu développer d’immenses fortunes, en construisant des empires industriels. Jamais, au grand jamais, cette relation naguère secrète entre le pouvoir et l’argent n’a été aussi assumée et reconnue que dans la phase actuelle. Les oligarques s’affichent, exhibent leurs fortunes et mettent en avant leurs relations avec les politiques.
Djilali Mehri, le pionnier
Tout a commencé aux débuts des années 90. A l’époque, les hommes d’affaires riches et connus se comptaient sur les doigts d’une main. Il y avait bien sûr l’incontournable Djilali Mehri, ce milliardaire d’Oued Souf, du sud du pays, descendant d’une grande famille de commerçants. Sa fortune, son mode de vie dans son oasis au sud du pays, ses 400 coups à Paris où il fréquente l’entourage de François Mitterrand, dont le fils de l’ancien Président Jean Christophe, en feront une star de l’époque. Son empire connaît une certaine gloire que vers la fin des années1997-98, lorsqu’il lance la fameuse marque PEPSI en Algérie. Il se fera connaître, ensuite, avec sa bière Tango qui fera un grand tabac et incarne la joie de vivre des Algériens qui résistent au terrorisme islamiste durant la décennie noire. Mais Mehri ne fera pas long feu, car il ne réussira pas vraiment à consolider ses liens avec le monde politique algérien, après une brève expérience avec le parti islamiste « modéré » dont il sera député.
Djilali Mehri, le seul homme d’affaires médiatisé en Algérie durant les années Chadli, va devenir très discret depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en 1999. Et lorsque les luttes de clans éclatent entre le cercle présidentiel et le pouvoir occulte du DRS (services algériens), Djilali Mehri disparaît de la scène et transfère de nombreuses de ses affaires à l’étranger notamment en France, où il est résidera longtemps dans un superbe appartement de l’avenue Montaigne au coeur de Paris.
Issad Rebrab, une exception algérienne
Avant le rêgne de Bouteflika, l’Algérie, minée par le combat contre les maquis du Front Islamique de Salut et par con incapacité à s’ouvrir sur un monde mondialisé, était un désert industriel. A une exception près, Issad rebrab, figure tutélaire du monde des affaires et propriétaire du journal « Liberté », dont l’influence fut toujours ouverte et décisive. « Ne dites pas de moi que je suis un oligarque, explique-t-il à Mondafrique, et cela pour deux raisons: je suis un industriel qui ne vit pas de la rente pétrolière, je reste un électron libre qui ne doit rien à personne dans le monde politique ». L’homme le plus riche d’Algérie, Issad Rebrab, qui est aussi le second contributeur du budget du pays derrière la Sonatrach, occupe une place à part dans le monde des hommes d’affaires. Même s’il a été protégé par l’institution militaire dès le début de sa formidable réussite- ce qu’il a une fâcheuse tendance à nier-, Rebrab aura été un industriel qui investit dans son pays, contrairement à ces affairistes qui n’ont rêvé que de comptes off shore à l’étranger. Et il aura construit son empire, qui emploie des milliers d’Algériens, dès les années 1990, alors que l’Algérie vivait sur son tas d’or noir, sans se soucier d’industrialisation. Enfin Rebrab est un des seuls hommes d’affaires algérien qui a investi à l’étranger, notamment en France. A ce titre, ce capitaine d’industrie aura eu d’excellentes relations avec les deux ministres de l’économie de François Hollande, Arnaud Montebourg et un certain Emmanuel Macron, qu’il recevra à Alger pour un diner durant la campagne présidentielle
Dans la gabegie des années 90, il bâtit dans une totale discrétion un petit empire qu’il appellera Cevital. L’homme qui se targue d’être un industriel accompli a commencé, comme beaucoup d’autres oligarques algériens, dans l’importation. Avec son usine de Metal Sider d’Ouled Moussa, dans la banlieue d’Alger, il va réaliser l’affaire de sa vie qui lui permettra de devenir l’homme riche qu’il est aujourd’hui. Rebrab bénéficie d’un énorme coup de pouce du gouvernement réformiste de Hamrouche.
En 1991, la SACE, organisme italien de couverture des exportations, a mis à la disposition de l’Algérie une ligne de crédit de 300 millions de dollars pour l’exportation de rond à béton italien vers l’Algérie, que le gouvernement Hamrouche avait répartis sur cinq banques. Metal Sider a obtenu à elle seule deux quotas pour 100 millions de dollars. Avec ce jackpot, Rebrab entre dans la cour des Grands.
Grace à son énergie et à ses réseaux, Rebrab a eu tout le loisir de bâtir un empire qui vaut trois milliards de dollars de chiffre d’affaires. Son complexe agro-alimentaire situé tout près du port de Béjaïa fait vivre des milliers d’algériens. Depuis le départ du général Toufik, le tout puissant patrons des services algériens entre 1990 et 2015 dont certains lieutenants le protégeaient, l’industriel s’est heurté aux tracasseries et aux campagnes de presse des amis de Said Bouteflika, du Premier ministre Abdelmalek Sellal ou du ministre de l’Industrie Bouchouareb. Exit aujourd’hui Sellal et Bouchouareb débarqués du gouvernement, il reste Saïd…et le prince des oligarques, le très discret Reda Kouninef.
Cent autres Rebrab
Dans le deuxième volet de notre enquète sur les oligarques algériens, à paraitre demain lundi 25 Septembre, « Des as de la mondialisation financière »