Une première: le géant du négoce Trafigura condamné en Suisse pour corruption  

  La peine apparaît légère pour un milliardaire : 135 millions de francs suisses (143 millions d’euros), mais la sanction reste néanmoins sévère pour un ancien dirigeant de Trafigura, champion suisse du négoce : 32 mois de prison, dont 12 mois ferme. Le délit porte sur des pots-de-vin versés en Angola entre 2009 et 2011.   

Ian Hamel, à Genève        

Dans un document émanant de la Confédération suisse elle-même, on peut lire qu’« il n’est pas rare que le commerce des matières premières fasse l’objet de critiques sur des questions telles que la transparence, le blanchiment d’argent et les droits de l’homme, notamment en raison du fait que certaines matières premières proviennent de pays politiquement instables ». Depuis le début du XIXème siècle, la Suisse, surtout connue pour son système bancaire, est aussi l’un des principales plateformes de négoce en matières premières au monde, avec 900 sociétés, et 35 000 salariés. Elle reste le leader mondial du commerce du sucre, du coton, des oléagineux, du café et des céréales.  

Pour un pays enclavé, sans accès à la mer, la Suisse possède une flotte commerciale de 812 navires, équivalent à 42 millions de tonnes (soit la 11ème flotte mondiale). En fait, la plupart des marchandises n’arrivent jamais sur le territoire suisse. Elles se négocient dans de discrets bureaux à Genève, Lugano et à Zoug. A côté des dirigeants du négoce, inconnus du grand public, le patron d’UBS, la plus grande banque helvétique, passerait pour un fieffé bavard. Trafigura, créée par deux Français en 1993 à Genève, Claude Dauphin et Éric de Turckheim, qui affiche un chiffre d’affaires de 230 milliards de dollars, vient d’être condamné pour la première fois en Suisse pour « défaut d’organisation » en lien avec des faits de corruption par le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone (canton du Tessin). La peine est légère : 3 millions de francs suisses d’amende et 145 millions de dollars de créance compensatrice « pour avoir versé près de 5 millions de dollars de pots-de-vin en Angola entre 2009 et 2011 », révèle l’ONG Public Eye, qui suit le dossier depuis de nombreuses années (1).  

Déchets toxiques en Côte d’Ivoire      

Et surtout, l’un des anciens patrons de Trafigura, le Britannique Michael Wainwright, domicilié à Genève, reconnu coupable, écope de 32 mois de prison, dont 12 mois ferme. Un ex-officiel angolais, Paulo Gouveia Junior, se voit infliger 36 mois, dont 14 derrière les barreaux. Enfin, un intermédiaire, installé à Dubaï, est condamné à deux ans avec sursis. Comme le souligne le quotidien Le Temps, « il s’agit de la première fois qu’une entreprise est condamnée pour des faits de corruption en Suisse à l’issue d’un procès public ; les précédentes fois, cela s’est réglé par voie d’ordonnances pénales dans les bureaux du parquet fédéral » (2). En clair, comme aux États-Unis et en Italie, les parties négocient en catimini peines et amendes et évitent la mauvaise publicité d’un procès. 

Depuis sa création, Trafigura a été à plusieurs reprises éclaboussée par les scandales. En particulier dans l’affaire du Probo Koala, bateau qui transportait en Côte d’Ivoire des déchets particulièrement dangereux. On a parlé d’hydrocarbures, d’hydrogène sulfuré, de résidus chimiques. Déchets qui ont été déchargés autour d’Abidjan en août 2006 sur 11 sites qui n’étaient pas équipés pour traiter de tels produits. Venus en Côte d’Ivoire, deux dirigeants de Trafigura sont arrêtés, inculpés pour infraction à la législation sur les déchets toxiques et empoisonnement. Finalement, la société suisse s‘est engagée en février 2007 à verser cent milliards de francs CFA à l’État ivoirien. Les dirigeants de Trafigura sont libérés.

Carburant toxique en Afrique

La même année, Trafigura plaidera coupable aux États-Unis pour avoir violé la loi fédérale américaine et l’embargo des Nations unies dans le cadre du programme « Pétrole contre nourriture ». La société s’en sort en versant plusieurs millions de dollars. Quelques années plus tard, l’ONG Public Eye révèle que Trafigura écoulerait du carburant toxique en Afrique, ayant une teneur en soufre « entre 200 et 1 000 fois plus élevée qu’en Europe, mettant gravement en péril la santé des populations ». La liste est très longue. Mais jusqu’à présent l’entreprise genevoise échappait aux sanctions en Suisse. Berne veut-t-elle dorénavant mettre un peu d’ordre dans le petit monde du négoce ? « Le droit suisse contient des dispositions qui créent des obligations pour les grandes entreprises concernant le respect de l’environnement, l’application de conditions de travail équitables, le respect des droits de l’homme et la lutte contre la corruption », assure la Confédération.

  • « La justice fédérale condamne les “loups“ de Trafigura », 31 janvier 2025.
  • « Pétrole en Angola : Trafigura est la première firme condamnée pour corruption à l’issue d’un procès en Suisse », 2 février 2025.