Suis-je une « submersion migratoire », Monsieur Bayrou?

Les déclarations contestées du Premier ministre français François Bayrou sur « la submersion migratoire » ont inspiré un de nos lecteurs, Mouloud Ameziane. Sous ce pseudonyme, ce chercheur en sociologie « élevé » dans les valeurs de la République, reste, en même temps, attaché à sa Kabylie où il naquit en 1970. Dans la lignée de Jean AMROUCHE, il tente de construire des ponts d’avenir entre les peuples et les cultures malgré un passé commun tourmenté, là ou d’autres – nostalgiques de l’Algérie française et combattants de la 25e heure – s’échinent à ériger des murs de haine.


Lorsque je suis arrivé à Paris dans les années 80, je ne me voyais pas comme faisant partie d’une quelconque « submersion ». Loin de moi cette idée. Paris, cette ville que je m’étais longtemps imaginée, était tout ce que je n’avais jamais connu : magnifique, bruyante, grouillante. C’était un monde à la fois fascinant et effrayant. J’étais totalement submergé par cet univers éblouissant, mais ce n’était certainement pas moi, un jeune étudiant étranger, qui pouvais faire partie de mon point de vue, d’une quelconque submersion.


J’habitais une chambre dans une rue qui portait un bien joli nom, toilettes et douche sur le palier, du côté de la place de la République, et je découvrais ainsi progressivement une des villes les plus fascinantes au monde. Mes repères étaient devenus flous, effacés par la vitesse, le béton, le tumulte, et l’inquiétude de l’aventure incertaine des études en classes préparatoires qui était aussi une grande chance.

Ma famille, mes proches, mes amis restés là-bas, dans mon pays, étaient encore bien présents en moi. 

Je portais aussi une histoire qui me marquait profondément, celle d’un pays encore hanté par la guerre, par la domination coloniale, par les cicatrices laissées par l’Histoire.

Ce passé, même si je suis né bien après la fin de la guerre, m’accompagnait, me structurait.

Mon pays, cette terre que j’avais quittée, où les humiliations de la colonisation et la souffrance de la guerre restaient encore vives, était immergé lui dans le lourd héritage d’une histoire de sang et de larmes, une histoire d’asservissement et d’horreur.

Mon existence était le fruit de ce traumatisme, celui d’un peuple déchiré, de blessures qui se transmettaient et restaient vives malgré le temps.

La submersion qui me gagnait indiscutablement était celle d’un monde si profond, dont je ne connaissais en réalité auparavant qu’une surface plate,  que mes racines tentaient coûte que coûte de rester ancrées dans cette terre étrangère qui était la mienne, si distante, pour me rassurer, et simplement pour me permettre de tenir debout chaque matin.

Ce monde, Paris, la France, me submergeait, me forçait à me reconfigurer. Et, comme tant d’autres, j’étais porté par cet espoir d’une nouvelle vie, tout en étant imprégné de la douleur du passé qui est, j’en avais conscience, venue d’ici.

La submersion a toujours été en réalité considérée comme bien autre chose que cette métaphore du sort de l’exilé que je fus, qui perd ses repères. C’est bien étrange.

Si on revisite l’histoire, on constate qu’on (une certaine pensée en Europe et en France) a souvent eu tendance à désigner des populations comme un danger de « submersion » pour la société qui les accueillait.



Au XIXe siècle, ce terme était fréquemment associé aux Juifs, considérés comme une menace pour l’homogénéité d’une nation en pleine construction. Une nation dont l’identité menaçait de se forger dans la peur de cette « submersion ». Ce concept a servi de terreau pour justifier des discriminations, des violences, jusqu’au pire qu’un être humain ait pu commettre au cœur de l’Europe : le génocide.

 

La Shoah, l’indicible, l’impensable, n’a pas été seulement la conséquence de la haine, mais d’une idéologie fondée sur l’idée d’une menace que représentait « l’autre », celui qui venait troubler l’ordre, celui qui était perçu comme l’agent de « la submersion ».

Aujourd’hui, en ce 80e anniversaire de la libération du camp  d’Auschwitz-Birkenau, il est impératif de redire cette vérité : la déshumanisation des Juifs, la justification de leur extermination, a été le fruit de la perception, en Europe,  d’une submersion effrayante. Et cette même perception de « l’autre », qu’il soit étranger, qu’il vienne d’une autre culture, d’une autre histoire ou même d’une autre religion, continue de hanter notre société.

Dans ce monde que je découvre encore et encore et que j’ai fait mien depuis si longtemps, cette « submersion », que j’ai ressentie profondément autrefois et dans laquelle j’ai évolué, n’est pourtant pas une malédiction. Au contraire, elle fut une chance que je mesure aujourd’hui, une richesse qui m’a construit jour après jour.

Car l’histoire nous a appris que chaque individu, chaque culture, chaque peuple qui a été désigné comme « submergeant » un autre n’est, en réalité, qu’une opportunité d’enrichir et d’élargir la vision du monde de tous.

La véritable question est celle-ci : devons-nous continuer à voir l’autre comme un fardeau, comme une menace, ou devons-nous en faire un moteur de progrès, un moyen d’ouverture, d’inclusion et d’humanité ?

Nous portons tous les stigmates de l’histoire, de notre histoire. Mais nous avons aussi la possibilité de transformer ce poids, non pas en une condamnation, mais en un chemin vers la réconciliation, vers la construction d’un avenir où la diversité n’est plus un obstacle, mais une richesse. 

C’est à nous, à toutes et tous, de repenser ce que signifie être « submergé ». Peut-être, en fin de compte, que la véritable submersion est celle de la haine et du rejet, et que seule la fraternité, le partage et l’écoute nous permettront de vaincre cette peur.

 

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