Les prisons s’ouvrent, libérant des personnes détenues parfois depuis des décennies. C’est un moment poignant pour les familles des disparus. Certaines vont retrouver leurs proches ; d’autres auront la confirmation de leur décès dans les geôles du régime déchu ; d’autres encore resteront dans l’incertitude quant à leur sort.
Un article de « The Conversation »
Docteur en sociologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Doctorante au Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSoR), École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Le 8 décembre 2024, Bachar Al-Assad et son régime dictatorial tombent. Après plus de treize ans de révolution et de guerre, il n’aura fallu qu’une douzaine de jours aux groupes rebelles pour mener à terme une offensive éclair et surprise aboutissant à la chute du régime. Parmi les images marquantes de cette offensive figurent celles de la libération des personnes détenues dans ses prisons. Ces libérations remettent au premier plan l’épineuse question du sort des détenus politiques et des disparus.
Un des symboles emblématiques de la violence du régime, la prison de Saidnaya, qualifiée par Amnesty International d’« abattoir humain », est libérée le même jour par les rebelles. Dès le lendemain, des milliers de membres des familles des prisonniers s’y rendent en espérant retrouver leurs proches vivants. Après deux jours de recherches marqués par la crainte de l’existence de cellules souterraines inaccessibles, les secouristes confirment la libération de l’ensemble des détenus. Au cours des jours suivants, on découvre ailleurs dans le pays des centres de détention qui étaient jusqu’alors tenus secrets.
La détention et la disparition forcée comme instruments de terreur
Dès les années 1970, le régime alors dirigé par Hafez Al-Assad adopte l’usage des arrestations extrajudiciaires et de la disparition forcée comme instruments de contrôle de la société. Ce mode de répression sera mobilisé pour mater l’insurrection qui éclate dans la ville de Hama au début des années 1980, ainsi que toutes formes de dissidence.
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Le régime met en place un vaste système carcéral, dont l’activité s’intensifie à partir de la révolution en 2011. Ce goulag syrien est composé de prisons et de centres de détention gérés par les appareils de renseignements. Y sont pratiquées tortures, violences sexuelles et exécutions extrajudiciaires. La rétention d’informations sur le sort des détenus et l’occultation des corps ont pour objectif de dissimuler l’identité des responsables et les lieux de détention, ainsi que de supprimer toute preuve des exactions. L’arbitraire et l’incertitude étaient au fondement de la politique de terreur de l’ancien régime.
Ces mesures rendent difficile l’estimation du nombre des personnes détenues et disparues. Selon le Réseau syrien des Droits de l’Homme (SNHR), plus de 100 000 personnes ont été portées disparues à la suite d’une arrestation ou d’un enlèvement depuis 2011, dont 85 % par les forces du régime et 15 % par les autres acteurs du conflit (État islamique, Forces démocratiques syriennes et différents groupes rebelles).
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En 2013, un photographe surnommé César, travaillant pour la police militaire à Damas, fait défection et fuit la Syrie en emportant avec lui « 53 000 photos dont 28 707 représentant 6 786 détenus morts sous la torture, de faim ou de maladies non soignées ». La disparition prend ainsi forme : elle a maintenant une image. Si le « dossier César » et autres preuves ont permis d’envisager une justice pénale – principalement dans les pays européens où des juristes mènent des procédures judiciaires contre des responsables du régime –, cela n’a pas mis fin à l’incertitude des familles de victimes. L’absence des corps comme preuves de la mort, empêchant le deuil et figeant les mémoires, devient un moyen de gouverner les vivants, jusque dans l’intimité.
Joie, deuil et incertitude
L’ouverture des prisons expose les histoires de milliers de victimes de la répression. Elles ont parfois des fins heureuses, lorsque des personnes détenues ou dont on ne connaissait pas le sort réapparaissent après plusieurs années voire des décennies et retrouvent leurs proches. En témoigne le cas de Ragheed al-Tatari, pilote de l’armée de l’air connu comme le plus ancien détenu en Syrie, qui était emprisonné depuis 1981 pour avoir refusé de bombarder la ville de Hama.
Mais toutes les familles ne connaissent pas ces émouvantes scènes de retrouvailles. La libération des prisons et la découverte des corps viennent parfois confirmer leurs pires craintes en attestant de la mort des disparus. Le corps de Mazen al-Hamada a été retrouvé dans l’hôpital de la ville de Harasta, à la périphérie nord-est de Damas. Après avoir vécu plusieurs périodes de détention au début de la révolution, il avait trouvé refuge en Europe. Arrêté à nouveau à son retour en Syrie en 2020, il a été exécuté quelques jours seulement avant la chute du régime.
Enfin, de nombreuses familles demeurent dans l’incertitude quant au sort de leurs proches. Malgré l’ouverture de dizaines de prisons et de centres de détention, des rumeurs se propagent sur la présence de prisons secrètes, dont seuls quelques officiers et geôliers connaissaient l’existence. Bien que ces rumeurs nourrissent l’espoir de retrouver les disparus, elles s’inscrivent dans le prolongement d’un système où règne le doute, dans lequel il est impossible de démêler le vrai du faux. La liste des personnes toujours portées disparues demeure longue.
La mobilisation des familles de victimes
Depuis la chute du régime, la quête de preuves des familles de victimes de la répression s’intensifie. Dans le chaos de la libération, elles cherchent avidement listes, photographies et témoignages susceptibles de les informer sur le sort de leurs proches. La mobilisation des familles s’est développée dès les premières vagues d’arrestations en 2011. De multiples organisations ont été créées ensuite, en Syrie et surtout en exil, par des survivants et des proches de détenus et de disparus. Elles apportent un soutien psychologique, cherchent à obtenir la vérité, la libération des prisonniers et la justice pour les bourreaux.
Plusieurs de ces associations collaborent au sein de la Charte de la vérité et de la justice, créée en 2021. Cette Charte mène un travail de plaidoyer, en collaboration avec des organisations de la société civile syrienne, auprès des instances internationales afin de mettre en place un mécanisme permettant de révéler le sort des disparus. Cela a donné lieu à la création par l’Assemblée générale des Nations unies, le 29 juin 2023, de l’Institution indépendante pour les Personnes disparues en Syrie (IIMP), qui accorde un rôle inédit aux victimes elles-mêmes.
Un autre accomplissement majeur est l’organisation d’enquêtes et de procès dans différents pays européens visant à juger des membres de l’ancien régime, à l’instar de celui qui s’est tenu à Coblence en Allemagne en 2020-2021. La chute du régime ouvre de nouvelles perspectives à cette mobilisation, en rendant plus accessibles l’obtention d’informations sur le sort des disparus et la perspective d’une justice pénale.
Le long chemin vers la vérité et la justice
Tourner la page sur un passé violent implique la mise en place de différents mécanismes apparentés à la justice dite « transitionnelle » qui vise le passage à un état de paix civile, tels que la condamnation des principaux responsables, les réparations matérielles et symboliques, ou encore l’établissement des faits dans le cadre de commissions de vérité et réconciliation.
La mise en application de ces mécanismes sur le terrain ne répond toutefois pas toujours aux aspirations des acteurs concernés. Leurs attentes sont variées et parfois contradictoires. Dans une période de post-conflit, le droit à la vérité peut entrer en tension avec les revendications de justice, de réparations et de mémoire. Ce fut le cas en Argentine, où les exhumations ont été considérées, par certaines militantes du mouvement des Mères de la place de mai, comme une stratégie gouvernementale favorisant l’impunité des criminels.
Face à la politique d’effacement inhérente à la disparition forcée, la revendication de vérité s’inscrit dans un travail de mémoire, dans lequel différents récits se confrontent. Dans un contexte de réconciliation, l’émergence d’un récit commun et d’une mémoire collective constitue un enjeu majeur. Si certains désirent avant tout pacifier la société et oublier le passé, quelle place sera alors accordée aux mémoires des familles de disparus, dont la temporalité est celle de la quête inachevée pour retrouver leurs proches ?
Avant la chute du régime, les possibilités de recherches des disparus étaient très limitées. Selon l’évolution de la situation sur le terrain, qui demeure très instable, la marge de manœuvre des organisations concernées pourrait s’étendre à l’ensemble du territoire syrien, où sont dispersés centres de détention et fosses communes. Qu’en sera-t-il du sort des personnes disparues et détenues par d’autres acteurs comme l’État islamique, les Forces démocratiques syriennes et, surtout, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui domine désormais la nouvelle Syrie ?