Le risque d’une fragmentation de la Syrie

Après 24 ans de pouvoir, Bachar Al-Assad a précipitamment quitté son pays pour la Russie, qui lui a accordé l’asile politique. Damas est désormais aux mains d’une coalition de rebelles sunnites, mais la stabilité ultérieure est loin d’être garantie, et les puissances régionales et plus lointaines s’interrogent sur ce que sera précisément la nouvelle donne.


Research Fellow, Middle East Studies, Deakin University

 

La chute rapide et inattendue de la capitale syrienne, Damas, aux mains des forces d’opposition sunnites marque un tournant dans l’histoire moderne du Moyen-Orient.

Le régime de Bachar Al-Assad avait résisté à plus d’une décennie de soulèvements, de guerre civile et de sanctions internationales depuis le début des protestations généralisées en 2011. Pourtant, il s’est effondré en un laps de temps remarquablement court.

Cette tournure soudaine des événements, l’opposition ayant avancé depuis Idlib, dans le nord, jusqu’à Damas, sans rencontrer de résistance significative, laisse les puissances régionales dans l’expectative : chacun essaie d’anticiper les retombées de ce séisme proche-oriental. Un bouleversement majeur est en cours dans la région ; le pays, ses voisins et les grandes puissances mondiales entrent dans une nouvelle réalité.

 
Des partisans de l’opposition syrienne résidant en Turquie célèbrent la prise de Damas par les rebelles dans une mosquée d’Istanbul. Erdem Sahin/EPA

Quel avenir pour la Syrie ?

Avec l’effondrement du régime Assad, la Syrie se retrouve fragmentée et divisée entre trois factions dominantes, chacune ayant des soutiens extérieurs et des objectifs distincts :

1. Les forces d’opposition syriennes, au premier rang desquelles Hayat Tahrir al-Sham : ces groupes, soutenus par la Turquie, contrôlent désormais le centre de la Syrie, de la frontière nord avec la Turquie à la frontière sud avec la Jordanie.

Bien qu’elles partagent une identité religieuse commune, les factions ont souvent été en conflit entre elles par le passé, ce qui pourrait entraver leur capacité à former un gouvernement uni et à maintenir la stabilité du pays à long terme.

On retrouve au sein de ces forces d’opposition aussi bien d’anciens djihadistes issus de l’État islamique et d’Al-Qaida que des groupes laïques tels que l’Armée nationale syrienne, qui s’est séparée de l’armée d’Assad après le soulèvement de 2011.

2. Les forces kurdes : Les groupes kurdes contrôlent des territoires dans le nord-est de la Syrie, à la frontière de la Turquie au nord et de l’Irak à l’est. Ils continuent de bénéficient d’un soutien des États-Unis, qui ont établi des bases militaires dans la région. Ce soutien risque d’aggraver les tensions avec la Turquie, qui considère l’autonomisation des Kurdes comme une menace pour son intégrité territoriale.

3. Les forces alaouites : Les factions alaouites pro-Assad, principalement situées dans les régions côtières de l’ouest de la Syrie, entretiennent des liens étroits avec l’Iran, l’Irak et le Hezbollah libanais. Ces régions pourraient servir de bastion aux restes des groupes alignés sur Assad après la prise de contrôle du reste du pays par l’opposition, perpétuant ainsi les divisions sectaires.

Les divisions profondes entre ces trois groupes, combinées à l’absence d’un médiateur acceptable par tous, suggèrent que la Syrie pourrait être confrontée dans les prochains mois et les prochaines années à une instabilité et à un conflit prolongés.

Quel impact sur la région ?

La chute rapide du régime d’Assad a de profondes implications pour les principaux acteurs du Moyen-Orient.

Les forces rebelles sunnites, fortement soutenues par la Turquie, ont profité d’un moment où le régime était particulièrement vulnérable. Ses alliés avaient chacun fort à faire de leur côté, la Russie étant obnubilée par sa guerre en Ukraine, tandis que l’Iran et ses mandataires avaient porté toute leur attention sur le conflit avec Israël. Les rebelles ont ainsi bénéficié d’une fenêtre d’opportunité qui leur a permis de prendre la capitale à l’issue d’une offensive éclair.

La Turquie contrôle déjà, dans les faits, une bande de territoire dans le nord de la Syrie, où son armée combat les forces kurdes syriennes. Aujourd’hui, avec la victoire de ses alliés de l’opposition syrienne, la Turquie devrait étendre son influence politique et militaire en Syrie, ce qui n’annonce rien de bon pour la minorité kurde, qui lutte pour son autonomie depuis des années.

Le ministre iranien des Affaires étrangères Abbas Araghchi (à gauche) rencontre son homologue turc Hakan Fidan pour discuter de la crise syrienne à Doha, au Qatar, le 7 décembre. Ministère iranien des Affaires étrangères/EPA

Israël aussi se retrouve aujourd’hui dans une position stratégique plus favorable qu’auparavant. La chute d’Assad perturbe « l’axe de la résistance », composé de l’Iran, de la Syrie et des groupes mandataires de Téhéran tels que les milices chiites en Irak, le Hezbollah au Liban, le Hamas à Gaza et les rebelles houthis au Yémen.

Les lignes d’approvisionnement par lesquelles l’Iran acheminait jusqu’ici son aide militaire au Hezbollah – une aide qui était fondamentale pour le mouvement libanais – seront probablement coupées, ce qui isolera le Hezbollah et l’affaiblira encore plus.

En outre, la fragmentation de la Syrie entre plus factions ethniques et religieuses pourrait réduire l’attention régionale portée à Israël, ce qui lui donnerait la possibilité de poursuivre plus aisément ses objectifs stratégiques. Après qu’Israël a accepté un cessez-le-feu avec le Hezbollah le mois dernier, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avait déjà annoncé un changement d’orientation, son gouvernement se concentrant désormais sur la meilleure façon de « contrer la menace iranienne ».

L’Iran apparaît à ce stade comme le grand perdant des récents événements. Assad était un allié crucial dans le réseau régional d’alliés de Téhéran. L’effondrement de son régime intervient alors que d’autres partenaires de l’Iran, le Hamas et le Hezbollah, viennent de subir des dommages considérables infligés par Israël. L’influence régionale de la République islamique est désormais fortement réduite, ce qui la rend plus vulnérable à un conflit direct avec Israël.

Le Guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei (à droite), s’entretient avec le président syrien Bachar Al-Assad à Téhéran en mai 2024. Bureau du guide suprême iranien/AP

La fragmentation de la Syrie est également synonyme de risques importants pour la sécurité des pays voisins, à savoir la Turquie, l’Irak, la Jordanie et le Liban. Les flux de réfugiés, la violence transfrontalière et les tensions sectaires risquent de s’intensifier. La Turquie accueille déjà plus de 3 millions de réfugiés syriens, dont beaucoup espèrent rentrer chez eux maintenant que le gouvernement d’Assad n’est plus là.

En Irak et au Liban, cette instabilité pourrait exacerber des situations politiques et économiques déjà plus que fragiles. La balkanisation de la Syrie selon des critères ethniques et religieux pourrait encourager d’autres groupes de la région à se rebeller contre les gouvernements pour obtenir leur propre autonomie. Cela risque de renforcer les divisions et de prolonger le conflit dans toute la région.

Si de nombreux Syriens ont célébré la chute d’Assad, il reste à voir si leur vie s’améliorera significativement. En l’absence d’un gouvernement unifié et internationalement reconnu en Syrie, il est peu probable que les sanctions soient levées, ce qui continuera d’avoir des effets délétères sur une économie syrienne déjà dévastée, aggravant la crise humanitaire et alimentant l’extrémisme.