Le 6 novembre dernier, le président Paul Biya a célébré le 42ᵉ anniversaire de sa présence ininterrompue au pouvoir. Son grand âge (91 ans) et sa présence à peine audible dans la vie politique du pays ne semblent pas rebuter les cadres de son parti, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, qui souhaitent le voir briguer un huitième mandat en 2025.
Dans son nouvel ouvrage « De la loyauté au Cameroun. Essai sur un ordre politique et ses crises », qui vient de paraître aux éditions Karthala, Marie-Emmanuelle Pommerolle, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, analyse l’apparente stabilité politique du Cameroun assurée par la présidence Biya… et invite à la nuancer.
Cet essai revient sur l’avènement de crises mais surtout de pratiques politiques ordinaires de la part de la population qui mettent au défi les formes autoritaires prises par le régime tout en préservant sa pérennité. De sorte que le constat d’Achille Mbembe, peu après l’arrivée au pouvoir de Paul Biya, d’un Cameroun frappé par « les hoquets du changement et les pesanteurs de la continuité » semble toujours valable.
Cette étude au plus proche du terrain invite à regarder au-delà des démonstrations de loyauté inébranlable qu’expriment les citoyens camerounais à l’égard du pouvoir politique. Et éclaire, de manière plus générale, les ressorts sociaux des individus en situation autoritaire ainsi que leurs ambiguïtés. Extraits.
Un article du site « The Conversation »
La loyauté incarnée : défilés officiels et participations populaires
Chaque année, le 20 mai, à l’occasion de la Fête de l’Unité, écoliers et écolières, étudiants et étudiantes, partis politiques et soldats défilent sur le boulevard du même nom, à Yaoundé.
Marcher, au pas cadencé, devant les « élites de la République », et au rythme des slogans louant le chef de l’État et son action peut recouvrir de multiples réalités : l’expression d’une conviction, l’attente de rétributions, le goût de la fête, la coercition.
Les intentions derrière la participation à ces défilés sont diverses, mais cette dernière produit un effet unique : elle permet aux dirigeants de se prévaloir de ces démonstrations de loyauté pour affirmer leur légitimité. Peu importe qu’une majorité des marcheurs, comme de celles et ceux qui les contemplent depuis les tribunes ou les observent de la rue, ne soient pas dupes ou pas complètement convaincus. Que l’enthousiasme ne soit pas toujours débordant, ou qu’il demeure mesuré, la performance en elle-même ré-affirme l’ordre social et politique légitime : hiérarchies de pouvoir, hiérarchie de genre, hiérarchie sociale sont jouées, exprimées et considérées comme acceptées.
Voici quelques réactions recueillies auprès de personnes ayant défilé ou regardé le défilé le 20 mai 2015 :
Une militante du RDPC :
« Oui, j’ai pris part au défilé et c’était beau. On nous avait distribué des campagnes du parti au sein de la section pour le défilé. Les listes ont été dressées pendant l’entraînement. C’est comme ça que mon nom s’est retrouvé là. Mais d’autres noms ont été introduits ici au boulevard. Personne ne peut te dire qu’il défile là pour rien. Tu penses que les gens défilent pour rien ? Ils sont payés pour ça. On a l’habitude de nous payer 2500 francs CFA [environ 4 euros] immédiatement après le passage […]. Tu penses que ceux qui étaient assis à la tribune ont notre temps ? Ils ont conscience de nos besoins et nos attentes ? Au Cameroun, c’est la débrouille. L’argent qu’on nous donne là, c’est ce que les autres volent et c’est même insignifiant. »
Une étudiante :
« Le défilé n’est que symbolique. Le patriotisme et le nationalisme se matérialisent par des actes. On peut bien défiler sans être patriotes […]. Je ne crois pas que tous sont patriotes. C’est une apparence. Même ceux qui pillent ce pays étaient là. Sincèrement je pense que c’est la fête, et la fête ne refuse personne. »
Une écolière :
« Oui, j’ai défilé. Mais nous sommes restés trop longtemps au soleil, la fatigue et la famine nous ont rongés. Après toute cette peine, on m’a donné 200 francs. Je ne suis pas venue ici par mon gré. Le surveillant nous a obligés. »
Un cadre de la fonction publique :
« Oui, ce qui vient de se passer c’est du patriotisme, de l’attachement sentimental à sa patrie. Cette volonté manifeste s’est exprimée ce jour. Donc pour moi, le 20 mai est une date pleine de signification parce que les Camerounais ont été consultés par voie référendaire pour dire s’ils veulent aller vers un peu plus d’intégration et d’unité nationale. La réponse a été positive. C’est ce qui justifie la mobilisation de ce jour. »
Ce chapitre s’intéresse à ces démonstrations de loyauté, organisées par le gouvernement depuis les années 1960. Leur pérennité, malgré les transformations politiques issues du multipartisme, en fait l’un des traits caractéristiques des dispositifs de pouvoir camerounais. Les premières lectures de ces cérémonies officielles donnent à voir à la fois un rituel de construction de l’État et la mise en forme des rapports de domination politique et sociale. « Fêtes d’État », au Cameroun comme dans de nombreux autres pays d’Afrique, ces cérémonies participent, durant les deux premières décennies de l’Indépendance, de la théâtralité du pouvoir, et désignent l’État comme maître du temps et de la définition de la nation.
S’y joue également l’encadrement des groupes sociaux dominés, jeunes et femmes notamment, appelés à se mobiliser et à afficher leur participation à la mise en scène du pouvoir. Alors que ces cérémonies se perpétuent, malgré « l’ouverture » des années 1980 et celle, plus probante, des années 1990, elles sont considérées comme l’une des manifestations de l’intimité caractéristique de la « tyrannie post-coloniale ». Elles matérialisent à la fois la « fétichisation du pouvoir » et sa « ratification par la plèbe », la connivence au travers de laquelle le « commandement » s’impose et est défait.
La ténacité de cet échange politique, la popularité de certaines de ces cérémonies, comme celle du 8 Mars, Journée internationale des droits des femmes, et la tenue de défilés exceptionnels dans les moments de crise, commandent que l’on regarde de plus près ce qui se joue durant ces « performances politiques ». En notant la diversité des audiences et des situations de participation – comme le suggèrent les citations introduisant ce chapitre –, on s’autorise à ne pas imposer de signification homogène à cette participation, et à mieux comprendre les conditions de félicité et de reproduction de ces cérémonies que d’aucuns pourraient juger désuètes ou folkloriques. Ni rituel de soumission ni complet simulacre, ces défilés et les événements qui les entourent offrent un terrain d’observation particulièrement riche de la co-production de la loyauté.
Durant ces « performances », le pouvoir se montre tel qu’il veut être vu. Mais la performance n’est pas seulement une imposition de la part de celles et ceux qui l’organisent. Si l’on suit Kelly Askew et son analyse tirée de performances musicales et de leurs usages politiques en Tanzanie, ces dernières sont une « conversation » entre celles et ceux qui sont sur scène ou mettent en scène et leur public. D’un côté, l’administration organise soigneusement ces défilés, choisissant les slogans, les tenues, les marcheurs et l’entière scénographie. De l’autre, la participation, dans le défilé ou sur les bords de la route, relève en partie de « l’envie d’être honoré, de briller, et de festoyer ». Plus précisément, on trouve de multiples situations de participation parmi les personnes présentes : participants et badauds viennent, souvent en groupe, exhiber leur tenue, profiter d’une sortie en dehors de l’école, approcher les élites présentes dans les tribunes, récupérer un peu d’argent distribué pour l’occasion. Si la coercition est parfois employée, notamment dans les écoles, elle n’est pas le ressort principal ou unique de la mobilisation à ces défilés. Le désir de participer à des festivités est au cœur de l’événement.
La constellation d’intérêts produisant ces cérémonies permet aux dirigeants de se prévaloir d’une forme de légitimité par les pratiques sociales qu’ils exhibent. La production des « gages de loyauté » affichés durant ces cérémonies n’engage en rien le contenu des croyances en la légitimité du pouvoir de celles et ceux qui défilent ; mais la performance en elle-même participe de la légitimation de l’ordre politique. Cette constellation de désirs et d’intérêts, sans lesquels ces cérémonies ne seraient pas possibles, ouvre aussi des espaces à la critique : les commentaires sur les élites présentes, sur le fonctionnement de ces marches, les tentatives d’expression dissidente aux abords des défilés, comme les festivités qui suivent ces cérémonies encadrées, sont autant d’occasions de prendre ses distances, voire de remettre en cause l’ordre tout juste exprimé. Bien que normées, ces performances sont contingentes, risquées, et peuvent à tout moment déstabiliser l’ordre tout juste matérialisé.
[…]
Ces performances publiques, officielles et populaires, figurent un ordre, et perturbent en même temps. Elles sont certes des moments de symbolisation de l’ordre politique, institutionnel et social, mais elles ne sont pas figées ni reproductibles à l’infini. Elles sont un ensemble de pratiques et d’interactions qui laissent une place à la contingence et à la critique. Le fait de participer à ces cérémonies, en défilant ou en regardant, implique de se conformer à un rôle pré-établi par des autorités, administratives, scolaires, partisanes ou militaires.
Jouer ce rôle attendu peut s’appuyer sur des désirs et des attentes multiples, satisfaites par cette performance collective. Désir matériel, de reconnaissance, désir militant sont autant de supports sur lesquels se construisent les démonstrations de loyauté. Le soin porté à ces défilés, la multiplication des journées officielles, notamment en période de « crise », comme en 2015 avec la guerre menée dans l’Extrême-Nord contre Boko Haram, soulignent l’importance de ces performances pour le pouvoir. Le déroulement de la cérémonie n’est cependant pas prévisible, et des désirs non satisfaits, des critiques plus anticipées peuvent surgir dans le commentaires et les pratiques. Le pouvoir seul ne peut produire ces démonstrations de loyauté, et la conversation qu’il engage avec ses citoyennes et ses citoyens peut se révéler corrosive.