La Revue AWAL, qurante ans déjà d’études berbères essentielles

Sous l’égide de figures tutélaires que sont Mouloud Mammeri, Pierre Bourdieu et Kateb Yacine, le premier numéro de la revue Awal est lancé en 1985, après une année de gestation et d’élaboration de son contenu patiemment orchestré par Tassadit Yacine. Cette revue vient combler un vide culturel et académique dans le champ des études berbères, alors même que la question de l’amazighité fait débat en Algérie à la suite du printemps berbère et que les jeunes descendants d’immigrés s’interrogent sur leur identité et leur intégration dans la société française. Cet article de Mustapha Harzoune retrace l’historique de cette initiative en soulignant le rôle central de Tassadit Yacine dans la pérennité d’Awal. ``

L’auteur montre avec brio comment cette revue incarne à la fois un outil de transmission culturelle et un espace de réflexion sur les questions identitaires, notamment le genre, souvent occultées dans les débats académiques et associatifs. Il éclaire avec un sens analytique aigu le contexte complexe de l’époque : marginalisation des cultures berbères, tensions entre militantisme et savoir académique, défis migratoires et conflits mémoriels. Avec des références précises et une analyse percutante, Mustapha Harzoune souligne l’importance de préserver la diversité face aux risques d’uniformisation culturelle tout en appelant à maintenir cette œuvre vivante pour les générations futures. Enfin, l’auteur rend hommage à Tassadit Yacine en montrant à quel point, par son engagement inlassable, elle a su dépasser les multiples obstacles pour faire de la revue Awal un pont entre générations et un moteur de créativité pour les jeunes.

Mokrane Bouzeghoub, 18 novembre 2024

Quand il faut prendre la parole sous une chape de plomb

Lorsque paraît le premier numéro de la revue Awal, en 1985, nous ignorions alors que cette initiative serait une des plus longues prises dans les cercles berbères parisiens, et plus encore académiques Certes, des noms, Mouloud Mammeri, Pierre Bourdieu, Kateb Yacine ou Tassadit Yacine et autant de personnalités extérieures en étaient à l’origine ou soutenaient ce qui n’était encore qu’un projet. Mais tout de même. Rappelons le contexte.

En 1978, l’Académie berbère dut mettre un terme à ses activités militantes. Le groupe des étudiants berbères de Paris 8-Vincennes, à l’origine de la coopérative Imedyazen, rue de Lesdiguières, venait à son tour de baisser le rideau. Commencée en 1973, avec Le Bulletin d’études berbère, suivi en 1978 de la revue Tisuraf, cette première expérience au sein de l’université française, où le politique le disputait au scientifique, pris fin en 1981. Les enseignements prodigués au sein de l’Inalco bénéficiaient à de jeunes étudiants qui seront pour certains des éléments actifs dans la diffusion de l’enseignement de tamazight, mais ces enseignements ne dépassaient pas un cercle que l’on peut raisonnablement réduire au monde universitaire. Lancée en 1984, l’Encyclopédie berbère occupait elle un créneau éditorial très différent. Sa dernière livraison, le n° 35 (lettre « P ») est paru en 2015. A noter l’arrivée en 1986 de la revue Études et documents berbères qui poursuit son aventure

Tout cela pour dire que le lancement, en 1985 donc, de la revue Awal réinscrivait la question berbère dans le champ du savoir et, plus encore, du point de vue du responsable associatif, contribuait, par son existence seule, à sortir de l’invisibilité des populations peu ou pas structurées, sans audience, culturellement minorisées.

Awal est née, je cite de « la volonté d’en faire le symbole de la préservation d’une culture et d’un patrimoine précieux qu’il faut protéger et transmettre ». Dans un tel contexte, Awal, qui se présente comme un « symbole », sera perçue, par le grand public comme par les associations culturelles, comme une initiative renforçant les velléités militantes, la visibilité à tout le moins, de populations et de cultures qui commencent à s’affirmer comme étant non plus en France mais de France.

D’ailleurs, côté associatif, nous assistions, depuis 1979, un an après la disparition de l’Académie berbère et quelques mois avant le Printemps berbère, à une dynamique nouvelle traduisant deux réalités, celles d’une part d’une jeune génération de Français d’origine berbère qui, en tentant de s’inscrire dans un héritage militant et identitaire, se définissait d’autre part dans l’ici et le maintenant de la société française. L’Association de culture berbère fut l’association pionnière de cette nouvelle vague, née d’abord sous la forme d’ateliers, de langue et de danses, elle put en 1981 se constituer en association régie par la loi de 1901. Caractéristique commune avec la revue Awal, au-delà des particularités de terrain et d’actions, sa longévité exceptionnelle. D’autres structures associatives émergent ou émergeront, sans connaître cette longévité ni bénéficier des atouts qu’offrait le cadre parisien où se concentraient toutes les initiatives et personnalités culturelles, artistiques et militantes à quoi il faut ajouter les ressources d’un arrondissement populaire et particulièrement dynamique sur le plan associatif.

Pour évoquer brièvement le contexte migratoire, à l’arrivée du premier numéro de la revue Awal, sur le plan académique, les travaux sur l’immigration commencent à sortir des limbes, notamment grâce aux recherches et à la plume virevoltante d’Abdelmalek Sayad ou en 1988 avec la publication du Creuset français de Gérard Noiriel. Les études de genre étaient quasiment inexistantes ou se limitaient jusque dans les années 90 à cantonner les femmes immigrées à leurs rôles d’épouse ou de mère. Reste une caractéristique qu’il faut ici souligner et que peut illustrer un épisode récemment mis à jour. Entre 1976 et le début des années 80, Abdelmalek Sayad enregistre le témoignage de deux femmes algériennes dont les propos dénonçaient le patriarcat et, au moins pour une, ouvrait sur une déconstruction du nationalisme algérien. Ces entretiens ne seront mis à disposition du public qu’en 2021. Pourquoi Abdelmalek Sayad n’a-t-il pas publié ces entretiens demande Tassadit Yacine ? Hypothèse avancée : pour ne pas affaiblir les luttes, ne pas faire le jeu des conservateurs et autres racistes en brisant le front uni – ou unique – de l’immigration. Pour ne pas briser le front de l’unité, il fallait taire tout ce qui pouvait apparaître comme des divisions : pas touche, du moins publiquement, au patriarcat mais aussi sur le plan culturel à l’arabité et l’islamité de l’immigration. Les droits, leur simple expression, des femmes comme ceux des « minorités », entendre kabyles et plus largement berbères, devront attendre. Il ne s’agit pas ici de céder à quelques passions tristes idéologiques et identitaires, mais, dans l’esprit même de la revue Awal, de préserver, de faire valoir et de bénéficier de toutes les ressources qu’offre le divers, comme l’illustre cette citation de Victor Segalen piochée dans les Actes du colloque organisé en hommage à Tassadit Yacine, les 28 et 29 mars 2017 au Maroc :  « Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté ». Et puisqu’aujourd’hui est un jour de fête, pourquoi ne pas rappeler ce propos de Mouloud Mammeri : « Quelle fête formidable on peut faire quand plusieurs têtes entrent dans le jeu… Et quel paysage morose, aride, déprimant, quand il n’y en a qu’un qui pense ou qui fait semblant… un qui dicte ce que les autres doivent dire et penser ». ( M. Mammeri, Entretien avec Tahar Djaout, Laphomic, 1987).

Les choses semblent – sensiblement ! – évoluées, mais il reste bien des chemins à monter pour corriger les angles morts de l’histoire et de la sociologie de l’immigration algérienne, qui inclut les premiers âges du nationalisme algérien. Awal par sa seule présence contribue à mieux connaitre non seulement les cultures d’Afrique du Nord mais aussi la diversité culturelle et linguistique de la présence nord-africaine, et singulièrement algérienne, en France et ce, sur plusieurs générations.

Awal, par son titre même, affirme la nécessité de dire les choses, de bien les nommer comme pour atténuer un peu de la misère du monde, nécessité rappelée, dans la tourmente médiatique pour l’un, les deux récents prix de la rentrée à savoir le Goncourt et le Renaudot.

Lorsqu’en 1985 parait le premier numéro de la revue Awal, il vient combler plusieurs vides, plusieurs manques : culturel, sociologique, académique. A cela la revue ajoute deux autres perspectives : un lien possible entre l’université et le monde associatif d’une part, cette dimension de genre d’autre part, portée, depuis 1989 et la mort tragique de Mouloud Mammeri par Tassadit Yacine. C’est elle qui pérennisera la revue et portera ces questions de genre au sein de sa ligne éditoriale et au-delà. Le contexte académique était sans doute difficile – ce n’est pas à moi de le dire – mais du côté du grand public, du côté associatif, du côté de ce qu’Idir appelait les « Berbérichons » ou Mohia les « Kabytchous », elle a dû faire avec les rivalités de chapelle, de village, les egos, les mesquineries et le machisme du cru.

Awal offre au monde associatif la possibilité, sur le terrain, concrètement, en lien avec des publics divers, aux demandes et parfois aux exigences toutes aussi diverses, d’assumer sa fonction de transmission, de le faire en évitant les écueils de la folklorisation.

Awal offre aux dirigeants associatifs, de pallier l’impréparation, l’absence d’un capital d’expérience, de savoir-faire, et bien sûr de connaissances… Cette relation a-t-elle été agissante ? Sans doute insuffisamment. Coté associatif, les exigences du quotidien, la multiplicité des besoins et des attentes des publics nécessitaient de diversifier les offres. Il reste vrai aussi que nombre de responsables ne mesuraient pas l’intérêt d’un tel partenariat ou se refusaient à en porter les contraintes.

Pour autant, la relation entre espaces associatif et académique, entre Awal et des structures associatives exista et existe encore. De ce point de vue, en tout cas pour mon expérience personnelle, la disponibilité de Tassadit Yacine fut et reste entière. Et ce depuis… 1986. Depuis les Premières rencontres berbères organisées par l’ACB les 8, 9 et10 mai 1986, à la Maison des syndicats, rue de la Grange aux Belles. Elles s’étaient tenues sous l’égide de Mouloud Mammeri, rencontré via Radio Berbère, et avec la présence de la revue qui venait de voir le jour. Étaient là notamment Mouloud Mammeri, Tassadit Yacine mais aussi Tahar Djaout ou Nabile Farès. L’ACB partageait déjà avec la revue Awal des amitiés communes : Nabile Farès, Tahar Djaout mais aussi Idir, Rabah Belamri sans oublier Kateb Yacine qui avait fait de l’ACB son QG alors que, dans le n°3 de la revue Awal, paraissait son texte sur La voix des femmes. Nous étions en 1987, l’année où il accepta d’être le parrain des deuxièmes des Rencontres berbères.

Sur le fond, quelle richesse de savoir, de réflexion et d’outil pour le responsable associatif, confronté quotidiennement à des questions de langue et de transmissions, de langue et d’identité, de langue et de pédagogie, pour celui aussi attentif aux transformations sociales, nées des rencontres, des contextes nouveaux, du mouvement des générations et notamment des hybridations ou des « recompositions identitaires » pour reprendre les termes d’Abdelhafid Hammouche. Tout cela bien sûr en contexte migratoire.

Si Awal a contribué à la connaissance des sociétés maghrébines, peut-on dire qu’elle a aussi contribué à une meilleure connaissance des immigrations, de l’immigration algérienne en particulier ?

Certes, la revue n’a consacré que peu d’articles sur le sujet, pour autant, publiée en France et animée pour l’essentiel par des auteurs et des autrices berbérophones, Awal a permis de confirmer ce continuum émigration-immigration qui éclaire le substrat culturel et linguistique de femmes et d’hommes dont le devenir s’inscrit désormais dans l’ici et le maintenant de la société de destination. Il en est de même à propos des rapports entre immigration et État-Nation, du jeu des dominations nationales ou de genre. Si, sur ces sujets la revue Awal est une source d’inspiration et de suggestion, en revanche elle est un outil de première main pour le volet transmission, qu’il s’agisse d’histoire, d’anthropologie, de littérature, de culture, de patrimoine, sans oublier, ce qui constitue encore aujourd’hui, une ligne de fracture entre la famille qui avance et la famille qui recule, la question du genre, du féminisme, celle des résistances des femmes contre des lois ancestrales et les rapports de domination toujours à l’œuvre.

Enfin, Awal et ses équipes, sont un exemple, en permettant de ne pas perdre de vue l’essentiel : priorité doit être donné au travail, au savoir, à l’échange, au débat, à l’effort pour aller au-delà de son prêt à penser qui rend sourd à l’autre, et privilégier les dynamiques collectives sur les divisions quelles qu’en soient les fondements.

En 2024, bientôt 2025, l’existence d’Awal est plus nécessaire que jamais. Pas seulement parce que des associations culturelles berbères continuent de vivre, de vivoter plutôt, faute de moyens et d’espaces dédiés. Mais enfin, elles sont là, et prennent des initiatives.

Si Awal est et sera encore indispensable demain c’est, toujours pour en rester au terrain,  parce qu’il y a une demande de savoir des quatrièmes voire des cinquièmes générations. Leur demande ne fait que croitre, qu’il s’agisse de la fréquentation des cours de langue, de danse, de musique ou autres mais aussi parce que de jeunes créateurs et créatrices investissent tous les champs de l’expression culturelle : littérature, image, podcast, spectacle vivant, cultures urbaines, nouvelles technologies, arts plastiques… Ils réinventent, modernisent un patrimoine culturel et artistique traditionnel qui concerne aussi bien la danse, la musique, le tatouage, la cuisine, la décoration, la mode ou l’art de l’achewiq. Ces générations ont soif d’apprendre et soif de créer ! Awal doit rester cette source vive où elles pourront demain se désaltérer.

Ce souhait – et ce souci ! – de voir se pérenniser la revue Awal tient aussi à des enjeux qui dépassent le seul domaine des études berbères pour s’ouvrir sur la question de devenir commun d’une humanité confrontée à une multitude de crises ou plutôt à une crise systémique et plurifactorielle. Dans le texte de présentation, non signé, qui ouvre la première livraison de la revue, on peut déjà lire ceci : « Une culture qui meurt c’est une perte absolue – pour ses porteurs c’est un fait d’évidence – mais aussi pour tous les hommes, parce qu’elle les prive d’une variante civilisationnelle, en un temps où la course à l’uniformité des modes de vivre et de penser devient furieuse et planétaire. » Dans cette perspective, énoncée il y a 40 ans maintenant, la revue Awal peut, comme le montre par exemple le dynamisme d’une pensée contemporaine africaine renouvelée, contribuer à « retourner le rapport d’exemplarité » pour reprendre la formule d’Aurélien Barrau, entre le Nord, ou l’Occident et le Sud.

Je voudrais terminer ces quelques lignes en rendant hommage à Tassadit Yacine, pour son engagement, son apport intellectuel, sa curiosité, son dynamisme impressionnant, sa disponibilité jamais prise en défaut que ce soit dans le cadre de mes activités associatives ou pour les colonnes de la revue Hommes et Migrations rattachée au musée de l’Histoire de l’immigration. Saluer aussi son amitié qu’elle sait témoigner, avec pudeur mais avec chaleur.

On le sait, aucune structure éditoriale, associative ou culturelle ne peut vivre aussi longtemps, être à la hauteur de ses ambitions premières, si elle n’est pas incarnée, portée jusqu’au sacrifice par UNE personne. Cela ne diminue en rien les efforts, l’engagement, l’investissement de celles et de ceux qui, à des degrés divers, ont contribué et contribuent à la pérennité et au succès de cette entreprise. Mais il faut quelqu’un à la barre. Matin, midi et soir. Et parfois la nuit ! Pour la revue Awal cette personne est Tassadit Yacine. Il en est de cette charge, portée par l’intéressée elle-même comme une mission, comme celle du poète :

 

« Vienne la nuit tous

Dorment en paix

Bien ou mal couverts

Fors moi à qui les pensées pèsent

A n’en pouvoir mais ! »

(Hadj Moktar Ait Saïd)

 

De là à souhaiter à Tassadit Yacine des nuits d’insomnie, c’est un pas que je ne franchirai pas, tout en désirant une longue vie à la revue Awal.

 

 

 

 

Par Mustapha Harzoune, Journaliste à la revue Hommes et Migrations et membre fondateur de l’ACB (association de culture berbère)