Le second roman de Gaël Faye, Jacaranda, nous plonge dans une fresque puissante traversant trois décennies d’histoire rwandaise, consacré par le prix Renaudot 2024. Un récit choral sur l’identité et la transmission qui confirme le talent exceptionnel de l’écrivain-rappeur.`
Le jury du prix Renaudot ne s’y est pas trompé en couronnant Jacaranda (Grasset) : le nouveau roman de Gaël Faye est de ceux qui vous marquent durablement, comme les pétales indélébiles du jacaranda qui teintent les rues de Kigali. Après le succès retentissant de Petit Pays (prix Goncourt des lycéens 2016), l’auteur franco-rwandais signe une œuvre magistrale qui déploie toute l’amplitude de son talent narratif. Cette fresque ambitieuse s’articule autour de trois destins que tout semble séparer, mais que l’Histoire a choisi d’entrelacer. Au centre de cette constellation, Milan, né en France d’un père français et d’une mère rwandaise, Venancia, qui a fait de l’oubli son refuge. Le silence maternel sur ses origines devient pour Milan une absence lancinante, jusqu’à l’arrivée de Claude, enfant mutique rescapé du génocide des Tutsi. Leur rencontre, décrite avec une justesse déchirante, constitue l’un des moments les plus poignants du roman : « La nuit, il continuait de pleurer dans son sommeil, je m’allongeais auprès de lui et cela avait le don de le calmer. Un jour, au dîner, il avait finalement goûté à la crème Danette. Ses yeux s’étaient écarquillés de délice et nous avons tous ri quand j’ai dit “miam” et qu’il a levé un pouce en l’air. »
Le talent de Faye réside dans sa capacité à saisir ces moments où l’innocence côtoie l’horreur, où la vie reprend ses droits malgré tout. Sa plume, d’une précision chirurgicale, évite les écueils du pathos pour mieux nous atteindre. Le roman prend toute sa dimension avec l’introduction de Stella, née dans l’après-génocide d’une mère survivante. Comme l’énonce un personnage dans un passage clé : « l’indicible, ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout ».
La construction narrative, d’une remarquable maîtrise, alterne entre la France des années 1990 et le Rwanda contemporain. Le voyage de Milan à Kigali, où il retrouve Claude et découvre sa grand-mère, agit comme un pivot qui propulse le récit vers de nouvelles profondeurs. C’est dans ces chapitres que Faye déploie tout son art, créant une méditation profonde sur l’héritage et la transmission intergénérationnelle du trauma. L’auteur excelle particulièrement dans sa capacité à faire entendre les voix des survivants sans jamais verser dans le voyeurisme. Les témoignages s’intègrent naturellement à la narration, rappelant ce qu’écrivait Aharon Appelfeld dans L’Héritage nu (traduit de « Beyond Despair », 1994): « Qui peut racheter les peurs, les douleurs, les tortures, et les croyances cachées des ténèbres où elles sont ? Qui les fera surgir de l’obscurité et leur donnera un peu de chaleur et d’éclat, sinon l’art ? »
On retrouve dans Jacaranda des échos de son premier roman, notamment à travers le personnage d’Eusébie, mais aussi des résonnances avec son album Mauve Jacaranda, particulièrement dans la chanson Butare qui semble narrer l’histoire de Milan. Cette intertextualité enrichit le propos sans jamais l’alourdir. Le dialogue avec d’autres œuvres contemporaines, comme Tous tes enfants dispersés de Beata Umubyeyi Mairesse, où le jacaranda joue également un rôle symbolique fort, inscrit le roman dans une lignée littéraire qui renouvelle l’écriture de la mémoire.
Les deux romans présentent des similitudes frappantes dans leur manière d’aborder l’histoire rwandaise et ses répercussions intimes. Si Jacaranda s’articule autour de trois personnages principaux, Milan, Claude et Stella, Tous tes enfants dispersés déploie sa narration à travers trois générations : Immaculata restée au Rwanda, sa fille Blanche exilée en France, et Stokely, fils métis né à Bordeaux. Les deux œuvres explorent avec finesse la question de la transmission mémorielle et des traumatismes, tout en interrogeant la construction identitaire dans l’exil. On retrouve également un même souci de justesse dans l’écriture, qui parvient à dire l’indicible sans jamais verser dans le voyeurisme. Enfin, l’image du jacaranda, présente dans les deux textes, devient le symbole d’une résilience qui perdure en dépit des blessures de l’Histoire. Ainsi, bien que suivant des trajectoires distinctes, Jacaranda et Tous tes enfants dispersés se font écho dans leur célébration de la vie et de la reconstruction, s’imposant comme des œuvres majeures de la littérature francophone contemporaine.
La prose de Faye atteint ici une maturité impressionnante. Son écriture, à la fois précise et lyrique, manie avec virtuosité les changements de rythme, alternant phrases courtes percutantes et amples périodes méditatives. Les dialogues, nombreux et toujours justes, ancrent les personnages dans une réalité tangible tout en leur conférant une dimension universelle. Le Rwanda qu’il dépeint n’est pas figé dans la tragédie : c’est un pays en mouvement perpétuel, où les nouvelles générations tentent de se construire un avenir tout en portant le poids du passé. Milan, en récupérant l’héritage rwandais que sa mère avait tu, parvient à se construire, tout comme Claude qui apprivoise ses fantômes. Quant à Stella, inscrite dans une fratrie dévastée, elle incarne la résilience d’tout un peuple. Jacaranda s’impose comme une œuvre majeure qui transcende le simple cadre du roman historique pour devenir une méditation universelle sur l’identité, la transmission et la reconstruction. Le prix Renaudot a donc consacré un livre qui marquera durablement le paysage littéraire francophone. Gaël Faye démontre, avec ce second roman magistral, qu’il est l’une des voix les plus importantes de sa génération, capable de transformer les blessures de l’Histoire en une œuvre d’art qui célèbre, malgré tout, la victoire de la vie.