Karim Kattan: la quète de l’identité palestinienne

L’œuvre de Karim Kattan, écrivain palestinien chrétien, L’Éden à l’aube, se déploie comme un horizon mystérieux et insaisissable, où l’écriture, tour à tour onirique et crue, offre un voyage aux confins de l’intime et de l’universel.

Une chronique de Jean Jacques Bedu

Karim Kattan, L’Éden à l’aube, Elyzad, 30/08/2024, 336 pages, 21,50€

Le roman, en apparence un simple récit initiatique, se révèle un espace de déconstruction des certitudes, un lieu d’errance où la question de l’identité, marquée par l’exil, s’entremêle aux élans du fantastique. Dès les premières pages, l’écriture de Karim Kattan nous plonge dans une atmosphère de désorientation douce et légère, à la frontière de la réalité et du rêve. Le protagoniste, figure de l’exil à la fois physique et métaphysique, incarne cette quête perpétuelle de l’éden perdu, ce lieu mythique que l’on poursuit sans jamais pouvoir l’atteindre. L’auteur sème des indices, des fragments à demi dissimulés, qui nous amènent à suivre ce parcours à la fois interne et externe ; un chemin fait de détours, de mirages, et d’épiphanies éphémères. On ne peut s’empêcher de voir dans ces premières étapes une forme de processus initiatique où le protagoniste, confronté à la rudesse des éléments, voit se décloisonner les limites de sa conscience.

La question de l’identité, et particulièrement celle de l’identité palestinienne, se trouve au cœur des préoccupations de l’auteur. Le protagoniste, pris dans le tourbillon de son propre exil, incarne les contradictions d’une appartenance impossible à fixer. La Palestine est présente sans l’être, telle une mélodie en sourdine qui accompagne chaque pas, chaque souffle de vent. Comme l’exprime Karim : « Trois mers, un lac, un fleuve. Vous voyez ? Isaac et Gabriel viennent d’une terre qu’on nomme parfois Palestine et qui, si l’on veut, est un isthme. Voilà, c’est inévitable, c’est ainsi : il faut bien accepter de le nommer. Il faut bien l’ancrer dans cette réalité-là, sans quoi il s’envolerait, il deviendrait air, rien, inconsistance mais de la pire des façons. » Le romancier parvient à éviter toute complaisance en décrivant cette identité comme mouvante, insaisissable – une identité qui n’a de cesse de se reconstruire, au gré des épreuves et des rencontres. Le lecteur est ainsi invité à ressentir ce tiraillement constant, entre attachement profond et nécessité de s’échapper, entre ancrage et errance.

Une énigme elliptique

La quête de l’Éden est, à travers tout le récit, une élégante métaphore de la recherche de soi, une exploration où le protagoniste doit apprivoiser ses peurs, se défaire de ses illusions. Les descriptions des paysages – étendues de sable balayées par un vent omniprésent – viennent renforcer cette impression de solitudes partagées, où chaque pas semble marquer l’effritement de la frontière entre le réel et le fictif.

La progression de l’intrigue est volontairement elliptique, Karim Kattan préférant l’évocation à la démonstration, ce qui est une immense qualité de son œuvre, plongeant le lecteur dans un univers où l’incertitude devient une règle d’or : « On n’arrivait plus à respirer. On s’était habitué à retrouver sur le bord de la route ou dans une maison ou dans les champs ou attablés dans un café ou même amoncelés le long de la côte – que le mal demeure loin de vos oreilles – des cadavres, étouffés, les lèvres gercées et salées, les poumons gorgés de sable, les yeux arrachés par le vent. »

Tout au long de son périple, le protagoniste croise des figures qui, loin d’être de simples personnages secondaires, fonctionnent comme des miroirs renvoyant à ses propres fantômes intérieurs. Ces rencontres sont autant de jalons sur le chemin de sa découverte de soi, des êtres étranges, des revenants qui semblent à la fois familiers et insaisissables, comme des échos du passé ou des avatars de ses doutes les plus intimes. La dimension symbolique de chaque personnage est ici primordiale : ils représentent tour à tour la mémoire, l’oubli, l’espoir, et le renoncement, et chaque interaction est une confrontation avec une part inavouée de lui-même : « On passe seulement d’une réalité à une autre, pour changer d’air, varier les douleurs. »

Symboles et onirisme

L’un des aspects les plus fascinants de L’Éden à l’aube réside dans l’utilisation maîtrisée des symboles, qui transcendent le récit pour ouvrir un champ de possibles, invitant le lecteur à une lecture plurielle. Le vent, le sable, et la lumière sont autant d’éléments qui accompagnent la quête du protagoniste et révèlent le caractère fugace de l’éden qu’il recherche. Le vent, tout particulièrement, semble doué d’une volonté propre, il se fait à la fois messager et destructeur, apportant les échos de l’ailleurs et brouillant les pistes, comme pour rappeler que la quête de l’éden n’est jamais linéaire, jamais assurée.

Le réel et l’onirique s’entremêlent sans cesse, au point que l’on finit par ne plus savoir si le voyage entrepris par le protagoniste est un véritable périple ou une traversée purement intérieure, une errance mentale qui nous emmène au-delà des apparences. La transformation du réel par le biais du fantastique est une composante essentielle du style de Karim Kattan : tout semble pouvoir basculer à tout instant, et chaque élément du décor, chaque personnage, semble porteur d’un sens caché, d’un mystère à découvrir. Le lecteur se trouve alors en position d’enquêteur, scrutant les détails, attentif aux signes, à la recherche d’une révélation qui se dérobe constamment.

L’aube, symbole récurrent dans le roman, n’est pas seulement l’indice d’un nouveau départ, mais aussi la promesse d’une régénérescence toujours à venir. Elle incarne cette frontière fragile entre la nuit et le jour, entre l’inconscient et la conscience, et rappelle que le cheminement du protagoniste, bien que semé d’écueils, est aussi une expérience de renaissance. Les dernières lueurs de l’aube laissent entrevoir un éden qui ne se révèle jamais complètement, mais dont la simple recherche devient une fin en soi – une quête à la fois personnelle et universelle, qui transcende le temps et l’espace.

Une aube qui transcende le réel

L’Éden à l’aube est une œuvre qui se refuse à toute résolution définitive, préférant au contraire multiplier les possibles, ouvrir des portes sans jamais les refermer. La quête du protagoniste n’est pas un voyage dont on attend la fin, mais un processus délibéré d’exploration, un mouvement perpétuel vers un Éden toujours à conquérir, toujours à redéfinir. On peut ici faire un parallèle avec L’Étranger d’Albert Camus, où l’exploration de l’absurde et de l’existence, sans véritable conclusion, laisse également le lecteur face à des questions ouvertes sur le sens de la vie. Tout comme Meursault, le protagoniste de Karim Kattan est pris dans un processus d’introspection et de quête qui dépasse toute finalité simple. Ce dernier nous offre ainsi une méditation subtile sur l’identité, l’exil, et le besoin de sens, autant de thèmes qui résonnent avec une acuité particulière dans le monde contemporain, marqué par le déracinement et la recherche d’appartenance.

Cette aube qui se lève, sans jamais vraiment éclairer pleinement l’éden recherché, laisse le lecteur face à une promesse : celle de l’infini potentiel du voyage intérieur, d’une quête qui, bien que parfois douloureuse, se révèle d’une étrange et profonde beauté.