Ce premier épisode paru sur le site The Conversationn d’une radioscopie en quatre articles consacrée aux défaillances du système politique américain braque le projecteur sur le fonctionnement bancal des mécanismes électoraux.
Professeur des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)
À l’approche de l’élection présidentielle de novembre, chercheurs et éditorialistes, qui alertent l’opinion depuis les années 2010, continuent de s’inquiéter du délabrement apparent d’une démocratie états-unienne dont la dérive, à la fois institutionnelle et partisane, a commencé bien avant la première mandature de Donald Trump.
Cette série de quatre articles mettra en évidence, d’abord, le mauvais état du système électoral – aussi bien du fait (1) de ses défauts originels que (2) des récentes dégradations qu’il a vécues en conséquence des stratégies républicaines et de la complaisance de la Cour suprême ; elle s’intéressera également (3) au dysfonctionnement des pouvoirs fédéraux ; et, enfin, (4) à la dérive de la culture politique américaine constatée au cours de ces dernières années.
Dans son article « Le système électoral américain à l’épreuve des années Trump », Olivier Richomme, professeur à l’université Lyon II-Lumière, avance l’idée, partagée par d’autres spécialistes chevronnés, que la crise politique américaine est liée en grande partie aux stratégies adoptées par le Parti républicain depuis les années 1960.
À partir de cette époque, la politique états-unienne a été modelée par un réalignement idéologique dont une des matrices fut l’opposition au mouvement pour les droits civiques. Nous pouvons y ajouter la division provoquée par la libération sexuelle et reproductive. Inversant sa traditionnelle géographie électorale, le Grand Old Party (GOP, surnom du Parti républicain) a entamé une « stratégie sudiste », d’opposition à la déségrégation, qui lui a permis de conquérir les États traditionnellement démocrates du Sud et du Midwest, en s’appuyant sur la frange la plus conservatrice de leur électorat blanc.
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S’excentrant en un demi-siècle vers le conservatisme moral et le nationalisme chrétien, le Parti républicain a réorienté son message politique vers une narration identitaire, préoccupée par la survie raciale-culturelle de la « vraie Amérique ». Mais cette stratégie s’est heurtée à une évolution démographique allant en sens inverse. L’électorat américain, de plus en plus urbain, est devenu moins blanc. Il compte de plus en plus d’électeurs issus des minorités ethniques. Certains États, anciens bastions républicains, se sont ainsi « démocratisés » du fait de l’arrivée de nouveaux électeurs votant davantage pour le Parti de l’âne.
Face à cette tendance assez inexorable, le GOP a cherché à maintenir voire à renforcer ses positions en modifiant les règles électorales de façon à donner une place aussi importante que possible à sa base désormais plus blanche, plus âgée, plus religieuse, moins formée et plus rurale, sensible à des postures toujours plus clivantes.
Le droit électoral est ainsi devenu un enjeu majeur pour le système politique états-unien.
D’un côté, les Républicains cherchent à capter la victoire par des découpages territoriaux opportuns ; de l’autre, ils s’efforcent de bloquer l’accès au vote des jeunes et des minorités raciales. Militants démocrates, mais aussi journalistes politiques, chercheurs et organisations civiques ne cessent de dénoncer cette dérive.
Charcutage électoral
Ce sont les élus et le gouverneur de chaque État qui font le droit électoral. Il s’agit d’une de leurs prérogatives prévues par le système fédéral depuis 1787, lequel impose par ailleurs un recensement décennal pour déterminer le nombre de représentants par État (la Chambre des représentants étant, sur l’ensemble du pays, constituée de 435 élus). Tous les dix ans, ce recensement est aussi utilisé pour redécouper les circonscriptions, à la guise du pouvoir législatif local, avec l’approbation du gouverneur.
Le risque est que, selon la majorité en place et l’alignement politique entre chambres locales et gouverneur, les circonscriptions soient découpées de manière très partisane. C’est ce qui s’est largement passé depuis les années 1990 dans les États tenus par les Républicains (****et à une échelle nettement moins importante par les Démocrates). On a surnommé cette pratique le gerrymandering, jeu de mot péjoratif associant à la forme de ce découpage (en salamandre/salamander), le nom du gouverneur du Massachusetts, Elbridge Gerry, qui l’a utilisée en 1812 pour tenter de favoriser son camp, les Républicains-Démocrates, face aux Fédéralistes.
Dans nombre d’États, le Parti républicain a dessiné des cartes qui lui assuraient des victoires sans rapport avec son poids électoral réel. Les travaux de David Daly sur les découpages qui ont suivi le recensement de 2011 montrent que le GOP a réussi à être majoritaire dans de nombreuses Chambres locales sans disposer de majorité électorale, à travers un plan national audacieux appelé REDMAP, financé en très grande partie par l’argent de l’entreprise médiatique conservatrice Citizen United, dirigée par le politicien Newt Gingrich. La stratégie du gerrymandering a largement favorisé les Républicains dans les années 2010.
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Par exemple, le découpage partisan de 2016 a offert au GOP une majorité de 10 représentants contre 3 en Caroline du Nord, sans rapport avec la démographie électorale réelle, une situation qui s’est reproduite et aggravée en 2023, avec un redécoupage assurant 11 représentants sur 3 aux Républicains.
On a également observé les conséquences du gerrymandering aux élections parlementaires partielles de 2018, 2020 et 2022. Au niveau local, en 2018 et 2020, le Wisconsin a envoyé plus de Républicains que de Démocrates à la Chambre (6 sièges sur 8), alors qu’ils y avaient obtenu moins de voix, de manière à ce point patente que la Cour suprême de cet État a exigé un nouveau redécoupage – ce que le Sénat et la Chambre ont laissé à la charge du bureau du gouverneur, un Démocrate (février 2024).
Restrictions électorales
À cette pratique, il faut ajouter un deuxième moyen utilisé par les Républicains pour se maintenir aux commandes locales et nationales : les restrictions électorales. Elles visent à empêcher de voter deux types de population : les minorités raciales (afro-américains, natifs, hispaniques, asiatiques) et les jeunes. En effet, les premières votent pour les Démocrates à entre 70 et 90 % selon les groupes ethniques et les seconds à presque 60 %, selon une étude du Pew Research de 2020. C’est par le biais de ces restrictions que le GOP cherche à conserver son « privilège blanc », malgré la diminution de la population blanche, passée de 85 % en 2000 à 72 % aujourd’hui, un chiffre qui baisse encore plus si l’on regarde les jeunes générations.
Historiquement, il existe aux États-Unis une longue tradition consistant à empêcher les populations de couleur de voter. Jusqu’aux années 1960, et en particulier dans le Sud, toutes les tactiques imaginables furent employées pour empêcher les Afro-Américains de voter ou de se faire élire, comme voler ou brûler les urnes, falsifier les listes, déplacer les bureaux de vote sans prévenir, faire boire les personnes chargées du dépouillement, etc.
Malgré les combats menés pour faire cesser la ségrégation dans le vote, au nom de l’égalité de tous les citoyens américains – soit quatre lois fédérales d’« enforcement », également connues sous le nom de Civil Rights Acts (1870, 1957, 1960, 1965, celle de 1965 ayant été à son tour amendée en 1970, 1975, 1982, 1992 et 2006), les stratagèmes visant à contourner la loi nationale ont continué. Et très récemment, en 2013, avec un arrêt « historique », Shelby County (Alabama) v. Holder, la Cour suprême a fini par considérer comme inconstitutionnelle la section 4 du Civil Rights Act de 1965 qui exigeait la validation fédérale de tout changement de loi électorale d’anciens États ségrégationnistes.
Depuis, les restrictions se sont multipliées. Le Brennan Center for Justice relève ainsi qu’entre le 1er janvier et le 27 septembre 2021, 33 lois visant à restreindre l’exercice du droit de vote ont été adoptées dans 19 États. Elles renforcent les contraintes, comme les conditions de temps de résidence, de travail, de bons documents d’identité, d’accès physique aux bureaux de vote et d’absence de délit judiciaire et pénal de l’électeur, sans compter les purges erronées des listes électorales. En 2024, le phénomène a continué.
La guerre républicaine contre les votes anticipés, les votes par courrier ou par procuration – supposés être utilisés essentiellement par les électeurs démocrates – a été considérable avant, pendant et après les élections de 2020.
Un seul exemple symbolique : le vote anticipé, censé pallier les difficultés du jour J des présidentielles, toujours fixé le mardi après le premier lundi de novembre, a permis la pratique, parmi les communautés afro-américaines, du vote du dimanche après l’office religieux, pratique surnommée les « Sunday Souls to the Polls ». Le vote le dimanche a fait l’objet de restrictions dans le passé. Récemment, certains États républicains – comme la Floride (2011), l’Ohio (2012) ou la Caroline du Nord (2014) – ont restauré ces restrictions. La Géorgie a envisagé de le faire en 2021, avant d’y renoncer face aux levées de bouclier que ce projet suscitait.
Campagnes électorales : la puissance de l’argent
Enfin, le dernier point noir du système électoral états-unien, qu’il soit local ou national, est sa complaisance en ce qui concerne le financement des campagnes, une complaisance justifiée derrière l’argument constitutionnel de la liberté d’expression politique.
Légalement, la régulation des finances de campagne est assurée au niveau fédéral comme local par des dispositifs qui imposent la transparence des montants et des sources de financement. Mais leur portée peut varier d’un État à l’autre – l’Indiana, la Caroline du Sud et le Nouveau-Mexique n’exigent rien –, notamment sur l’étendue des informations à porter à la connaissance du public. Qui plus est, aucun de ces dispositifs ne s’applique aux « dépenses indépendantes » (independent expenditures), consacrées à la communication des candidats et de leur équipe de campagne, l’achat d’espaces publicitaires à la radio et à la télévision, et la confection des spots publicitaires de soutien ou de dénigrement des candidats. Ces dépenses peuvent être exorbitantes et disproportionnées, mais elles sont analysées par les tribunaux, Cour suprême comprise, comme des modalités de la liberté d’expression de ceux qui commettent souverainement de telles dépenses.
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À côté de cette première porte ouverte aux abus de toute sorte (allégations mensongères et diffamatoires, manipulation de l’opinion, mais aussi corruption des candidats par cet argent non contrôlé), il existe également une autre faille concernant les plafonds légaux de contribution aux campagnes.
Presque tous les États, sauf quatre, disposent de dispositifs qui limitent les dons personnels. La National Conference of State Legislatures a calculé en 2012 qu’en moyenne, pour les élections locales, ce plafond s’établissait à 7 500 dollars pour une candidature au poste de gouverneur, 3 300 dollars pour un candidat à la Chambre, 3 700 dollars pour un candidat au Sénat. Pour les élections nationales, le plafond fédéral de don personnel était fixé en 2013 à 123 000 dollars.
Pour autant, ces dispositifs cumulés n’ont pas empêché que la Cour suprême déclare comme inconstitutionnel le dispositif fédéral, avec l’arrêt McCutcheon v. Federal Election Commission (2014), adopté au nom de la liberté d’expression. De même, toujours au nom de la liberté d’expression, la Cour suprême a invalidé l’autre dispositif fédéral d’interdiction des financements par les entreprises, plus ou moins suivi dans les États (dans les années 2000, 21 l’interdisaient, 25 le limitaient et le reste ne le mentionnaient pas). Mais avec l’arrêt Citizens United v. FEC (2010), la Cour suprême a considéré l’entreprise comme une « personne morale ». Depuis cette jurisprudence, les « personnes morales » se sont multipliées dans les campagnes, dont les syndicats et les « groupes d’intérêt religieux » et leur contribution n’est pas plafonnée.
Non seulement la liberté d’expression politique permet que des acteurs financiers, économiques, catégoriels ou spirituels valorisent des candidats qui vont représenter leurs intérêts, mais elle favorise aussi la débauche de dépenses électorales des candidats largement soutenus, au détriment du projet politique et de la compétition électorale d’autres candidats moins dotés, qui ne peuvent pas toucher autant de public.