On peut mettre en évidence trois phases dans la guerre actuelle entre Israël et le Hezbollah. La troisième, en cours depuis quelques jours, pourrait impliquer encore davantage que jusqu’ici plusieurs des mandataires de l’Iran dans la région, ainsi que l’Iran lui-même.
Docteur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Sciences Po
Une semaine avant le premier anniversaire du massacre 7 octobre, Israël a commencé à envahir le Liban. Le communiqué de Tsahal parle à cet égard de « raids terrestres limités, localisés et ciblés […] contre les cibles et les infrastructures du Hezbollah dans les villages proches de la frontière » – une formulation euphémisante qui n’est pas sans rappeler l’« opération militaire spéciale » russe en Ukraine.
Dans les faits, l’intervention israélienne n’est ni limitée, ni localisée, ni ciblée : au contraire, elle constitue la troisième phase de la guerre de longue haleine entre le pays et le Hezbollah, qui a démarré dès le lendemain du 7 octobre 2023.
Phase 1 : onze mois de guerre d’usure
La première phase de la guerre actuelle, qui a duré environ 11 mois, a commencé le 8 octobre, lorsque le Hezbollah a lancé des obus et des roquettes sur les fermes de Chebaa, un territoire libanais occupé par Israël depuis 1967. Les deux parties sont alors entrées dans une guerre d’usure, principalement limitée à des échanges continus de tirs de roquettes au-dessus de la frontière de facto – la ligne de retrait dite « ligne bleue » (il n’y a pas de frontière internationalement reconnue entre le Liban et Israël).
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Durant cette période, le Hezbollah, conscient qu’une guerre totale aurait des conséquences dévastatrices pour lui et pour le Liban dans son ensemble, est apparu très hésitant et peu enclin à prendre des risques, projetant une image d’incertitude et de faiblesse, ce qui a encouragé Israël à progressivement accroître la puissance de ses attaques. Au cours de ces onze mois, Israël a ainsi été responsable d’environ 81 % de la totalité des attaques enregistrées, soit l’équivalent de 8 313 attaques. Celles-ci ont tué au moins 700 personnes au Liban, dont une majorité de militants du Hezbollah.
Le Hezbollah et d’autres groupes armés installés au Liban sont responsables du reste, soit 1 901 attaques, qui ont tué au moins 33 Israéliens, dont une majorité de soldats. En outre, Israël a remporté durant cette première phase des succès tactiques notables en assassinant de nombreux commandants d’élite du Hezbollah, y compris des personnalités recherchées depuis longtemps, comme le bras droit de Hassan Nasrallah, Fouad Choukr. Toutefois, le conflit semblait jusque-là sous contrôle.
Phase 2 : Bombardements massifs, élimination de Nasrallah et invasion terrestre
Progressivement, le Hezbollah et Israël ont réalisé qu’ils étaient piégés et incapables de se libérer de leur engagement antérieur de ne jamais s’arrêter jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu à Gaza soit obtenu. C’est ainsi qu’à la mi-septembre 2024 a démarré la deuxième phase de cette guerre, quand Israël a pleinement employé les informations récoltées grâce à ses capacités de renseignement, révélant à quel point le Hezbollah était vulnérable et le plongeant dans le désarroi.
Le Hezbollah a alors été la cible de plusieurs coups décisifs.
Le message israélien était clair : si nous n’avons pas frappé le Hezbollah aussi fort auparavant, ce n’est pas parce que nous ne le pouvions pas, mais parce que nous ne le voulions pas. De toute évidence, Israël a préféré affaiblir gravement le Hamas à Gaza avant de tourner son attention vers le front libanais.
Le 17 septembre, des milliers de bipeurs ont explosé à travers le Liban, laissant le pays sous le choc. Il ne faisait aucun doute que le Mossad était derrière cette opération secrète, qui a tué ou blessé plus de 3 000 militants et civils associés directement ou indirectement aux institutions culturelles et sociales du Hezbollah.
Le 21 septembre, après plusieurs frappes aériennes ciblées, Israël a affirmé avoir pratiquement décapité la chaîne de commandement militaire du Hezbollah.
Le 23 septembre, l’armée israélienne a mené plus de 1 300 frappes aériennes au Liban, tuant plus de 500 civils et en blessant des milliers. En représailles, le Hezbollah a ciblé plusieurs sites militaires dans un rayon de 50 km de la frontière sud du Liban.
Les dommages significatifs infligés au Hezbollah ont renforcé la confiance d’Israël dans le fait qu’il se trouvait face à une occasion unique de se débarrasser définitivement de son ennemi de longue date sur son front nord.
C’est alors que, le 27 septembre, l’armée israélienne a lancé l’équivalent de 80 tonnes de bombes anti-bunker pour assassiner Hassan Nasrallah, dans ce qui était apparemment le quartier général du Hezbollah, dans le sud de Beyrouth. Ce faisant, Israël a déclaré la fin d’une époque pour le Hezbohlah et ses partisans, au Liban et à l’extérieur.
Dans l’ensemble, au cours des phases 1 et 2, les frappes aériennes de Tsahal ont littéralement anéanti les hauts dirigeants du Hezbollah, causant des dégâts physiques, psychologiques et structurels sans précédent au groupe le plus important de « l’axe de la résistance ».
Israël a qualifié l’assassinat de Nasrallah d’« Opération Nouvel Ordre », ce qui implique que son élimination pourrait changer la donne pour la région. Le fait est que le secrétaire général avait dirigé le parti pendant 32 ans. Sous sa férule, celui-ci est passé de groupe sans importance doté d’arsenaux très modestes en groupe armé le plus performant de la région. Le vide qu’il a laissé derrière lui sera difficilement à combler, en termes de stature et d’importance, car c’est lui qui a relié tous les membres de l’axe entre eux.
Phase 3 : vers la guerre régionale ?
La mort de Nasrallah n’est rien de moins qu’un événement sismique qui aura des répercussions dans toute la région.
Les premières se sont produites dès le 1er octobre, lorsque l’Iran a lancé un barrage de 180 missiles contre des cibles militaires israéliennes, en représailles à l’assassinat de Nasrallah, mais aussi du commandant adjoint des opérations des Gardiens de la Révolution au Liban et en Syrie, qui se trouvait à ses côtés le 27 septembre, et du chef du Hamas Ismaïl Haniyeh, tué à Téhéran deux mois plus tôt quand il était venu assister à l’investiture du nouveau président iranien Massoud Pezeshkian.
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Ces tirs iraniens ont en outre servi à rassurer les sympathisants, les dirigeants survivants et les simples membres du Hezbollah, à tenter de remonter leur moral, et aussi à envoyer un message sur la capacité de Téhéran à frapper des cibles militaires stratégiques dans chaque ville israélienne. En outre, par cette salve de missiles, l’Iran déclare clairement qu’il est prêt à rester aux côtés de l’axe de la résistance jusqu’au bout, et à offrir toute l’assistance nécessaire à ses mandataires chaque fois que l’occasion se présente.
Alors que le Hezbollah est confronté à sa bataille la plus importante contre Israël, les regards sont tournés vers la résilience et la détermination de ses combattants sur le terrain, car ils ont une histoire d’excellence dans les tactiques de guérilla, et vers ses stocks de missiles stratégiques, qui ont été à peine utilisés jusqu’à présent. Selon des responsables israéliens et américains, les frappes aériennes israéliennes ont détruit environ la moitié de ces stocks de missiles. Cela reste à voir.
Le 6 octobre, six jours après le début de l’invasion israélienne du Liban, le Hezbollah a affronté les forces israéliennes dans de féroces opérations de combat terrestre tout en continuant de lancer des missiles sur Israël. Il a lancé pour la première fois un missile sur le centre ville de Haïfa, dans le cadre d’une attaque probablement intentionnellement aveugle, qui visait à frapper des cibles civiles – surtout que le nombre de victimes civiles au Liban venait d’atteindre la barre des 2 000 personnes. Cette frappe sur Haïfa a fait moins de dix blessés. Reste à savoir si les stocks restants de missiles stratégiques du Hezbollah seront désormais un élément essentiel de sa stratégie de guerre.
L’invasion israélienne pourrait s’étendre plus tard, mais probablement au prix de lourdes pertes pour Tsahal. Si lors de l’invasion de 1982, les forces israéliennes ont atteint Beyrouth et l’ont assiégée en une semaine seulement avant de vaincre l’OLP, l’intensité des combats sur le terrain indique que l’invasion de 2024 ne sera pas chose aisée. Rappelons que lors de la guerre de 2006, qui a duré environ 30 jours et qui a été marquée par des combats intenses, Israël n’a pu envahir ou occuper de manière permanente aucun des villages du Sud du Liban. Le Hezbollah était beaucoup moins puissant militairement en 2006, mais plus fort en tant qu’organisation, d’autant qu’il n’avait pas subi les assassinats décisifs de 2024. L’invasion du Liban en 2024 se terminera-t-elle comme celle de 1982 ou comme celle de 2006 ? La réponse répond probablement en partie du degré de mobilisation des alliés régionaux du Hezbollah.
Le Hezbollah n’est pas seul
Les groupes chiites pro-iraniens en Irak ainsi que les Houthis au Yémen sont basés dans des pays qui ne partagent pas de frontière avec Israël. Jusqu’à présent, les groupes irakiens ont joué un rôle limité, lançant des missiles de croisière et surtout des drones qui ont été pour la plupart interceptés par la défense aérienne israélienne. En revanche, les Houthis semblent disposer d’armements plus sophistiqués puisqu’ils auraient lancé, mi-septembre, un missile « hypersonique » sur Tel-Aviv, démontrant leur audace et leur volonté d’assumer leurs responsabilités au sein de cet axe. Le missile a parcouru environ 2 000 kilomètres et a évité les systèmes de défense aérienne britanniques et américains en mer Rouge ainsi que les systèmes israéliens, avant d’atterrir près de Tel-Aviv. Au total, les Houthis auraient tiré plus de 220 missiles balistiques, missiles de croisière et drones sur Israël au cours de l’année écoulée.
Dernièrement, ils ont présenté ces attaques comme « un triomphe pour le sang de notre peuple en Palestine et au Liban », ajoutant qu’ils poursuivraient leurs « opérations militaires de soutien jusqu’à ce que l’agression israélienne contre Gaza et le Liban cesse ».
Faisant étalage de leurs capacités, les Houthis apparaissent comme un acteur susceptible de revendiquer une plus grande importance régionale, surtout si le Hezbollah s’affaiblit. Nous verrons probablement davantage d’investissements iraniens dans leurs capacités et dans leurs stocks de missiles avancés. Ils susciteront aussi sans doute une plus grande attention de la part des forces américaines et israéliennes, ce qui se traduira notamment par des attaques militaires et des assassinats ciblés les visant.
Enfin, le premier anniversaire du 7 octobre, au matin, le Hamas a lancé 14 roquettes depuis Gaza vers Tel-Aviv, qui ont toutes été interceptées. Et les Houthis ont lancé dans l’après-midi deux missiles balistiques sur Tel-Aviv, touchant une cible militaire. Dans la journée, le Hezbollah a lancé 190 missiles, et pendant la soirée cinq missiles balistiques depuis le Liban vers Tel-Aviv, touchant une autre cible militaire.
Tout cela s’est produit alors que l’armée israélienne occupe Gaza sans en voir la fin et envahit le Liban sans objectifs stratégiques clairs – même si le Hezbollah considère qu’il s’agit d’une guerre existentielle. Si certains observateurs ont voulu croire que les destructions infligées au Hamas et au Hezbollah signifient que la guerre touche à sa fin, il apparaît au contraire que celle-ci ne fait que commencer…