« Ni Chaînes Ni Maîtres », un récit incandescent sur l’esclavage à l’île Maurice

En 1759 à l’Isle de France (actuelle île Maurice). ​Massamba et Mati, esclaves dans la plantation d’Eugène Larcenet, vivent dans la peur et le labeur. Lui rêve que sa fille soit affranchie, elle de quitter l’enfer vert de la canne à sucre. Une nuit, elle s’enfuit. Madame La Victoire, célèbre chasseuse d’esclaves, est engagée pour la traquer. Massamba n’a d’autre choix que de s’évader à son tour. Par cet acte, il devient un « marron », un fugitif qui rompt à jamais avec l’ordre colonial.

Sandra Joxe

Ainsi résumé, le film de Simon Moutairou, scénariste et réalisateur franco-béninois, pourrait sembler s’apparenter au genre « grande fresque historique » et se glisser sagement dans le registre des films de patrimoineet « devoir de mémoire » puisqu’il aborde un sujet sensible et pas si représenté que cela sur grand écran : le marronnage des esclaves et les sanglantes répressions ordonnées par le roi de France.

Même s’il remplit le cahier des charges du film pédagogique et que la fiction s’appuie sur une documentation fouillée, faisant ainsi revivre sous la forme de héros (ou anti-héros) de fiction des personnages ayant réellement existé…

Le réalisateur de Ni Chaînes Ni Maitres a beaucoup plus d’ambition et livre aux spectateurs un étrange mélange de réalisme quasi documentaire et d’onirisme poétique, porté par des comédiens « habités » et un image d’un lyrisme soigné.

Mélange des genres

 Simon Moutaïrou, après une longue expérience de scénariste, passe à la réalisation avec ce premier film à gros budget  ( 8 millions d’euros) : « Instinctivement, je savais que mon premier film traiterait de l’esclavage. Avec du recul, je comprends que cet appel venait de loin. Adolescent, j’ai été profondément marqué par une vision : celle d’une immense porte de pierre rouge face à l’océan. Elle se dresse sur le rivage de la ville côtière de Ouidah, au Bénin, le pays de mon père. Elle se nomme La Porte du Non-Retour. C’est ici que des familles entières étaient arrachées au continent et déportées vers des horizons inconnus. »

Le morne, un monolithe de 500 mètres de haut face à la mer, fut le refuge des esclaves en fuite

Le projet d’un film sur les esclaves marrons – des fugitifs cachés dans la nature sauvage, à la Réunion comme à Maurice, s’est ensuite nourri d’une longue collaboration avec des historiens et des archivistes… jusqu’à la découverte d’un lieu chargé d’histoire, le Morne Brabant. . « Une créole vivant au pied du massif me raconte l’histoire du site: au XVIIIe siècle, les esclaves fugitifs se sont rassemblés à son sommet et comment ils ont retrouvé une dignité, une fierté, un bonheur fragile qu’ils avaient perdu depuis des années » .

Bonheur fragile et éphémère puisque d’après les recherches, ces esclaves traqués ont fini par se jeter du haut de la falaise pour échapper à leurs bourreaux.C’est de cette histoire vraie que le metteur en scène est parti pour écrire sa fiction. « En 2008, des fouilles mettent à jour des vestiges d’occupation. L’UNESCO le classe au patrimoine mondial sur cette base : un haut lieu du marronnage. À partir de là, je commence à voir l’île Maurice comme un Eden au sein duquel aurait été perpétré un crime originel. Je suis guidé par ce contraste : d’un côté, les verts et les bleus de l’île, si purs, si beaux ; de l’autre, le rouge sang de l’Histoire. »

C’est ce contraste entre un décor idyllique de carte postale (plages à l’eau bleue turquoise et forêt tropicale luxuriante) et l’extrême violence des faits qui a incité Simon Mouitarou à oser le mélange des genres.

Le réalisateur et son équipe

 

Un pari? Oui, mais réussi

Proposer un film historiquement solide qui soit aussi un film genre « survival », l’aventure spectaculaire dont le héros pour survivre se heurte à tous les dangers. La phase de documentation a duré deux ans et le scénario a été supervisé  par plusieurs spécialistes de l’histoire de l’esclavage : « Ils ont relu mes versions de scénario, affirme Simon Mouitarou. En tant que franco-béninois, j’ai d’abord fait de mes héros des yorubas, l’ethnie de ma famille paternelle. Suite aux échanges avec les historiens, je découvre que les wolofs  sont largement majoritaires au moment de la présence française en Isle de France (nom d’époque de l’île Maurice), lorsque le gouverneur La Bourdonnais y introduit le sucre en 1744. C’est ainsi que mes héros sont devenus wolofs. »

 » Les récits de marronnage sont des récits de survie chargés d’une tension et d’une intensité inouïes. S’enfuir de la plantation. Gagner les ténèbres de la forêt. Avancer sans relâche au cœur d’une nature hostile. Échapper aux chasseurs d’esclaves. À leurs chiens. Le genre du « survival » est venu de manière organique et authentique » .

Des recherches historiques amènent le réalisateur à découvrir notamment un personnage hors du commun : Madame La Victoire (de son vrai nom Michelle-Christine Bulle). Une femme qui était considérée comme le plus grand chasseur d’esclaves de son époque. Qui était si performante qu’elle recevait sa solde directement de la Couronne de France.

Simon Mouitarou s’enthousiasme au cours d’une de ses lectures : «  elle chassait avec ses deux fils et terrifiait tous les esclaves de l’île. Ce personnage à-peine-croyable a jailli des pages du livre pour heurter mon imaginaire de plein fouet : il devait absolument être dans le film. »  Dans le scénario, elle incarne d’une façon inquiétante, voire pathologique, la frénésie de pouvoir, l’obscurantisme religieux, la cruauté de ces blancs déchaînés et livrés à leurs pires pulsions de mort… aux antipodes de leur terre natale.

Une course poursuite échevelée

Le scénario commence par une mise en place assez classique qui frise le déjà-vu : la plantation  de canne à sucre avec Benoit Magimel en maître absolu, à la fois pathétique et terrifiant, qui tour à tour flatte ou violente ses esclaves… Mais très rapidement le film décolle, à la faveur de la rébellion puis de la fuite de Mati, fille du héros, qui disparaît dans la nature, bientôt poursuivie par la traqueuse d’esclave, ses deux fils et ses redoutables molosses. Bientôt rejointe par son père, qui, impressionné l’audace de la jeune fille, abandonne la plantation et la soumission pour prendre le risque de la  liberté.

Le film abandonne alors le confort décoratif des intérieurs coloniaux et les scènes clichés du terrible labeur dans les plantations pour se jeter à corps perdu dans une course poursuite échevelée à travers de somptueux paysages, admirablement filmés par un chef-opérateur sculpteur de lumière.

C’est dans cette interminable fuite en avant que le film trouve son rythme et son originalité, car il oscille entre des images violentes, crues, précises qui nous rappellent à l’histoire avec un grand H et à la réalité de la traque des esclaves marrons (oreilles coupées, flagellation, mise au fer, chiens dévorateurs) et des moments de grâce en symbiose avec une Nature-refuge qui régénère les fuyards et leur donnent l’énergie de la liberté.

Nature-vaudou qui bruisse du chant des légendes, des incantations, des voix des esprits des morts… en particulier celle de la femme du héros, qui lui apparaît en songe, le guide et l’aide à trouver la chemin vers sa fille et la liberté, malgré la mort.

La mise en scène devient incandescente, très « physique » voire sensuelle,  Simon Moutaïrou ne voulait pas s’empêtrer de vraisemblance, préférant  « tout enflammer ». Il précise : « Non par simple désir d’intensité, mais parce qu’avec le chef opérateur Antoine Sanier nous voulions charger mystiquement les plans, nous cherchions à créer une réalité hallucinée. J’aime quand un film a cette texture de réalisme magique. Quand il assume de filmer des mythes et des légendes. »

Le film baigne ainsi dans une lumière crépusculaire où les reflets des peaux d’ébène se marient aux touffeurs d’une forêt labyrinthique et impénétrable. 

Un récit politique

Mais le film est esthétiquement très soigné -ce long travelling dans la forêt-vitrail où chatoient mille nuances de vert et qui s’achève sur une liane brisée, indice du passage des esclaves. Le regard politique pourtant n’est jamais absent.

 « Les épreuves successives qu’affronte Massamba sont autant d’étapes d’un parcours de renaissance. Je voulais faire un film de fierté retrouvée. Iconiser mes acteurs noirs : leur visage, leur corps, leur voix. En faire des héros de cinéma, c’était pour moi un geste politique. Ainsi la figure de « l’esclave », symbole de souffrance, est remplacée par celle du « marron », fier et brave. » En effet, en réunissant des acteurs magnifiques, le réalisateur se ménage tout loisir pour s’attarder sur leurs visages, leurs corps, leur gestuelle qui, dans la course, parfois s’apparente à la danse tant elle est incarnée.

Ibrahima Mbaye Tchie dans le rôle de Massamba

Il confie le personnage de Massamba à Ibrahima Mbaye, grand acteur du théâtre sénégalais (remarqué dans La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire).« Pour Mati, j’aimais l’idée de faire découvrir un nouveau visage. Un immense casting sauvage a été lancé à travers le Sénégal, nous avons reçu des centaines de candidatures. Nous avons mis en place deux jours d’atelier avec les onze finalistes retenues. Anna Diakhere Thiandoum s’est immédiatement révélée. Elle avait tout : la sensibilité, le feu intérieur. Elle était Mati. »

Coté anti-héros blancs, Camille Cottin est parfaite dans le rôle de la terrifiante  Madame La Victoire. Et pour donner du relief à son rôle ingrat du planteur, Benoît Magimel lorgne du coté d’ «  Au cœur des ténèbres » et fait mouche.

Les rôles secondaires des enfants colons sont intéressants en ce qu’ils illustrent le conflit générationnel et les doutes qui s’immiscent chez les jeunes héritiers des plantations. L’action se situe quelques décennies seulement avant la  révolution française et l’abolition de l’esclavage et la philosophie des lumières semble avoir déjà timidement traversé les océans…

Un tournage éprouvant

 La nature même du scénario de Ni Chaînes Ni Maîtres a rendu le tournage compliqué, comme s’en rappelle Simon Moutaïrou : « Il n’y avait qu’une poignée de séquences en intérieur, le tournage était presque entièrement en extérieur : nous avancions au cœur des éléments… Fatalement nous étions à leur merci. Et il se trouve que la nature ne nous a rien épargné : cyclones, mise en sinistre du film, enlisement des grues et des véhicules dans les coulées de boue, animaux bloqués à la douane, blessures des comédiens lors des courses en forêt… C’était un tournage très éprouvant. »

Eprouvant comme la dernière séquence du film où tous les esclaves marrons préfèrent le saut dans le vide au chaînes.

Le prix de la Liberté. 

L’historienne mauricienne Vijaya Teelock, responsable du programme « les Routes de l’esclavage » à l’UNESCO apporte aussi sa collaboration et sa caution scientifique