À l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024, Mondafrique vous présente les pionniers africains des JO. Episode numéro 1 avec l’Ethiopien Abebe Bikila, médaillé d’or du marathon en 1960 et en 1964.
Patrick Juillard
Même Hollywood l’a consacré. Au début du film « Marathon Man », Abebe Bikila apparaît sur des images en noir et blanc. Lui, le plus grand marathonien du vingtième siècle, sert de modèle de dépassement à Babe Levy (Dustin Hoffman) dans ses runs autour du bassin de Central Park. Au moment où le thriller de John Schlesinger sort sur les écrans, à l’automne 1976, son héros par procuration est pourtant décédé depuis trois ans, non sans avoir connu un destin incroyable, aussi glorieux que tragique.
Né à Addis-Abeba le 7 août 1932, le jour-même du marathon des Jeux de los Angeles, Abebe Bikila se révèle aux yeux du monde lors de celui des Jeux de Rome, le 8 septembre 1960. Vainqueur en 2h15mn16s, huit minutes de mieux que le record olympique de Zatopek et une seconde plus vite que le meilleur temps jamais réussi, le jeune Ethiopien est sans rival et remporte la première médaille d’or de l’histoire de son pays sur les terres de son ancien colonisateur, dans une ville dont l’architecture porte encore, çà et là, les stigmates de la période fasciste. Au départ de la course, le dossard numéro 11 de ce coureur sans grande référence n’attire pourtant guère l’attention des observateurs, quand ceux-ci ne le prennent pas de haut en raison de ses pieds nus.
Et Bikila surgit de la nuit romaine…
Journalistes et spectateurs vont rapidement être détrompés. Très efficace, la foulée légère et les bras bien en ligne, le coureur des hauts plateaux lance la course sur un tempo très rapide. Trop pour beaucoup des marathoniens plus expérimentés qui le prennent pour un vulgaire lièvre. Erreur là encore ! Ils ne le reverront plus après son accélération chargée de symbole près de l’obélisque d’Aksoum. Au terme de quinze derniers kilomètres courus à la lumière des torches des carabiniers, le long de la via Appia, Abebe Bikila surgit de la nuit romaine à l’Arc de Constantin pour remporter l’épreuve la plus emblématique des Jeux de la dix-septième olympiade.
« Comment voulez-vous oublier ce marathon ? Tout fut historique ce jour-là. Les chroniqueurs italiens sur place ont évoqué une course dramatique montée comme un opéra. C’était si vrai », dira le Néo-Zélandais Barry Magee, médaillé de bronze admiratif. Au pays d’Aïda, c’est un Ethiopien qui devient le maître d’une course durant laquelle l’Afrique a montré sa force avec la médaille d’argent du Marocain Abdeslam Rhadi et deux autres coureurs (l’Ethiopien Abebe Wakgira et leMarocain Bakir Benaïssa) dans les dix premiers. « Nous entrons dans l’ère moderne du sport. L’Afrique, la grande Afrique s’éveille », s’enthousiasme Robert Parienté dans les colonnes de L’Equipe.
La vision sportive du Négus
Si Abebe Bikila n’avait couru que deux marathons avant celui de son triomphe… romain, ce dernier n’est pas le fruit du hasard. Bien que la délégation éthiopienne à Rome soit des plus réduites (6 athlètes, 6 cyclistes, un chef d’équipe et deux entraîneurs), le sport fait partie des bases de l’éducation aux yeux d’Hailé Sélassié, désireux de moderniser le pays. Le Négus avait pour cela recruté des éducateurs étrangers en Suède, parmi lesquels Onni Niskanen. Ce technicien aux méthodes ultra modernes va repérer au sein de la garde impériale un jeune soldat issu d’une famille de paysans pauvres dont la résistance athlétique le stupéfie. Avec un pouls battant à 45 pulsations par minute, Abebe Bikila est un phénomène. Niskanen va en faire un virtuose de l’athlétisme, l’encourageant à courir pieds nus (« Il apparaissait que Bikila était 5 à 6 foulées plus lent par minute avec des chaussures, dira-t-il plus tard. Après quelques essais, on décida donc de les laisser courir pieds nus. L’épreuve étant le soir, il n’y avait pas de risque que l’asphalte soit brûlante. »).
Premier Noir africain à devenir champion olympique, quand, jusqu’alors, seule l’Afrique du Sud, blanche et raciste, avait décroché l’or, Abebe Bikila accueille ce sacre avec une modestie non feinte. « J’ai du mal à y croire, réagit-il à chaud. Avant la course, mon entraîneur m’avait dit que j’avais mes chances, que je devais surveiller les Russes et Rhadi, mais que je ne devais pas me montrer avant le trentième kilomètre. Je courais à mon train… Sur la fin, j’ai démarré quand j’ai voulu et j’avais encore des réserves. J’aurais pu courir plus longtemps s’il l’eut fallu. » Mais 135 minutes et 16 secondes auront suffi à sa gloire.
Un second sacre et une fin tragique
Quatre ans plus tard, Abebe Bikila sera de nouveau champion olympique, à Tokyo. Le monde a changé, les colonies ont pour la plupart obtenu leur indépendance, et le marathonien éthiopien voit nombre de coureurs africains tenter leur chance. Lui-même a changé aussi. Il porte désormais des chaussures. Malgré une appendicite à moins d’un mois du jour J, il devient le premier coureur à remporter le marathon olympique deux fois de suite, établissant au passage un nouveau record du monde (2h12mn11s).
Marquée par les blessures, la fin de carrière d’Abebe Bikila sera moins faste. Le double champion olympique ne triplera pas la mise à l’occasion des Jeux de 1968. A Mexico, il abandonne logiquement peu avant le quinzième kilomètre et voit son jeune compatriote Mamo Wolde l’emporter. Cette passation de pouvoirs est aussi le dernier marathon de Bikila. Le 22 mars 1969, le double médaillé d’or est victime d’un accident de voiture sur la route reliant Addis-Abeba à Dessie. Prisonnier toute la nuit des tôles de sa Volkswagen Coccinelle, il est transporté d’urgence à Londres dans l’avion personnel d’Haïlé Sélassié. Après huit mois de lutte pour sa survie, il gagne la bataille mais perd l’usage de ses jambes. Affaibli, il meurt en 1973 d’une hémorragie cérébrale à l’âge de 41 ans. 65 000 personnes assistent à ses obsèques, dont le Négus. Un empereur en salue parfois un autre.